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L’enquête sur la tuerie de la Chapelle entrait dans le lot commun des crimes crapuleux. Cela faisait onze jours que le grand Black et le gros Blanc avaient été retrouvés morts, chacun dans une impasse, l’un dans celle du Gué, l’autre dans celle du Curé. On savait à présent que le grand Black, Diala Toundé, vingt-quatre ans, vendait des fripes et des ceintures sous le pont à l’entrée de Clignancourt, et que le gros Blanc, Didier Paillot, dit La Paille, vingt-deux ans, arnaquait les passants au bonneteau dans la rue principale du marché aux puces. Que les deux hommes ne se connaissaient pas et que leur dénominateur commun était un calibre d’exception et des ongles sales. Motifs pour lesquels Adamsberg persistait contre toute raison à refuser de transférer le dossier aux Stups.

Les interrogatoires dans les immeubles où logeaient les deux hommes, labyrinthes de chambres glacées et de toilettes condamnées dans des couloirs obscurs, n’avaient lien appris, non plus que la visite de tous les bistrots du secteur, de la porte de la Chapelle à Clignancourt. Les mères, anéanties, avaient expliqué que leur petit était un excellent garçon, montrant l’une un coupe-ongles et l’autre un châle encore offerts le mois passé. Le brigadier Lamarre, tout gauchi de timidité, en était sorti effondré.

— Les vieilles mamans, dit Adamsberg. Si seulement le monde pouvait ressembler aux rêves des vieilles mamans.

Un silence nostalgique suspendit un moment le colloque, comme si chacun se rappelait quel avait été pour lui, pour elle, le rêve idéalisé de sa vieille mère, et si oui ou non il l’avait réalisé, et de combien au juste il s’en était écarté.

Retancourt n’avait pas plus que les autres exaucé le rêve de sa vieille mère, qui l’avait souhaitée hôtesse et blonde, séduisant et calmant les passagers dans les couloirs des avions, espoir que le 1,80 mètre et les cent dix kilos de sa fille avaient anéanti dès la puberté, et dont n’étaient restées que la blondeur des cheveux et des capacités de tranquillisation en effet hors du commun. Elle était parvenue avant-hier à faire une petite percée dans le mur qui bloquait cette enquête.

De guerre lasse en effet, après une semaine de piétinement, Adamsberg avait arraché Retancourt à un meurtre familial qu’elle clôturait dans une élégante demeure de Reims pour la balancer à Clignancourt, comme on jette en dernier recours un pouvoir magique sans trop savoir ce qu’on en attend. Il lui avait adjoint le lieutenant Noël, puissante carrure aux oreilles décollées, blindé dans un blouson de cuir, avec lequel il entretenait des rapports mitigés. Mais Noël était apte à protéger Retancourt dans ce parcours difficile. En fin de compte, et il aurait dû s’y attendre, c’était Retancourt qui avait protégé Noël, après qu’un interrogatoire de café eut dégénéré, portant l’émeute jusque dans la rue. L’intervention massive de Retancourt avait calmé la troupe des hommes enfiévrés et arraché Noël aux trois types qui souhaitaient lui faire avaler son extrait de naissance, à leur idée. Cet épilogue avait impressionné le tenancier du bistrot, lassé des combats qui explosaient dans son établissement. Oubliant la règle du silence imposée sur le marché aux puces, et peut-être mû par une révélation du même ordre que celle qui affectait Estalère, il avait couru derrière Retancourt et déposé dans ses bras son fardeau.

Avant de faire son rapport, Retancourt défit et renoua sa courte queue de cheval, seul et unique vestige de sa timidité d’enfant, pensait Adamsberg.

— Selon Emilio — c’est le patron du café —, il est vrai que Diala et La Paille ne se fréquentaient pas. Séparés par seulement cinq cents mètres, ils ne travaillaient pas sur les mêmes zones du marché. Ce maillage géographique serré génère des tribus qui ne se mélangent pas, sous risque de heurts et de règlements de compte. Emilio assure que si Diala et La Paille se sont retrouvés dans un merdier commun, ce n’est pas de leur initiative mais de celle d’un intervenant extérieur, étranger aux coutumes du marché.

— Un horsin, dit Lamarre, sortant de sa réserve.

Ce qui rappela à Adamsberg que le timide Lamarre était de Granville, Basse-Normandie donc.

— Emilio suppose que l’étranger a dû les choisir pour leur carrure : pour un coup de force, pour une manœuvre d’intimidation, pour une bagarre. En tout cas, l’affaire s’était bien terminée, car l’avant-veille des meurtres, ils sont venus boire un coup dans son bistrot. C’était la première fois qu’il les voyait ensemble. Il était presque deux heures du matin et Emilio voulait fermer. Mais il n’osait pas les brusquer, car les deux gars étaient très remontés, assez ivres et bourrés aux as.

— On n’a pas retrouvé d’argent, ni sur eux ni chez eux.

— Probable que l’assassin a dû le reprendre.

— Emilio a-t-il entendu quelque chose ?

— C’est-à-dire qu’il s’en foutait, il allait et venait pour ranger. Mais les deux hommes étant seuls, ils ne prenaient pas de précautions et bavardaient comme des pies saoules. Emilio a saisi que le boulot, très bien payé, n’avait duré que le temps de la soirée. Pas d’allusion à une bastonnade, rien de cet ordre. Cela s’était déroulé à Montrouge et le commanditaire les avait largués là-bas une fois le travail achevé. À Montrouge, Emilio en est sûr. Pour le reste, ils n’avaient pas beaucoup de conversation, à part l’idée fixe de casser la dalle. Ça les faisait rire. Emilio leur a fait deux sandwiches et ils se sont finalement barrés à trois heures du matin.

— Une livraison ou une réception de matériel lourd ? proposa Justin.

— Cela ne sent pas les stups, dit Adamsberg, obstiné.

La veille au soir en Normandie, il avait laissé défiler le énième message de Mortier sans décrocher. Il aurait pu opposer à Mortier la foi de la mère qui jurait que Diala ne touchait pas à la drogue. Mais pour le chef des Stups, le fait d’avoir une vieille maman noire constituait en soi une présomption de culpabilité. Adamsberg avait obtenu du divisionnaire un report avant la passation du dossier, qui s’achevait dans deux jours.

— Retancourt, reprit le commissaire, Emilio a-t-il remarqué quelque chose sur leurs mains, leurs vêtements ? De la terre, de la boue ?

— Je n’en sais rien.

— Appelez-le.

Danglard décréta la pause, Estalère bondit. Le brigadier nourrissait une passion pour ce qui n’intéressait personne, tel mémoriser les détails techniques propres à chacun. Il apporta vingt-huit gobelets en trois séries de plateaux, disposant devant chaque agent sa boisson personnalisée, café, chocolat, thé, long, court, avec ou sans lait, avec ou sans sucre, un morceau, deux morceaux, sans commettre une seule erreur dans sa distribution. Il savait ainsi que Retancourt buvait son café court et sans sucre, mais qu’elle aimait avoir une petite cuiller pour le tourner inutilement. Pour rien au monde il n’aurait oublié. On ne savait pas quel plaisir innocent le brigadier tirait de cet exercice, qui finissait par le transformer en un jeune page servant.

Retancourt revint avec son téléphone en main, et Estalère poussa vers elle son café sans sucre avec cuiller. Elle le remercia d’un sourire et le jeune homme se rassit, bienheureux, à ses côtés. De tous, Estalère semblait être le seul à n’avoir pas très bien compris qu’il travaillait dans une Brigade criminelle, et il paraissait évoluer dans cette troupe avec le bien-être de l’adolescent niché dans sa bande. Pour un peu, il eût dormi là.