— Sauf de quelques œnologues, ou de ceux de la vallée d’Ossau.
— Ou encore ?
— Ou de ceux de la vallée voisine.
— Par exemple ?
— Ceux de la vallée du Gave.
— Vous voyez que ce n’était pas sorcier. Vous ne savez plus reconnaître un Pyrénéen quand vous l’avez en face de vous ?
— Il ne fait pas très clair sur ce palier.
— Il n’y a pas de mal.
— C’est que je ne passe pas non plus mon temps à les rechercher.
— Que pensez-vous qu’il arrive quand un type de la vallée d’Ossau travaille dans les mêmes locaux qu’un type de la vallée du Gave ?
Les deux hommes prirent un temps de réflexion, fixant ensemble le mur opposé.
— Parfois, suggéra Adamsberg, on s’entend plus mal avec son voisin qu’avec son étranger.
— Il y a eu des frictions, dans le temps, entre les deux vallées, confirma le Nouveau, le regard toujours posé sur le mur.
— Oui. On pouvait s’entretuer pour un lopin de terre.
— Pour un brin d’herbe.
— Oui.
Le Nouveau se leva et tourna sur le palier, mains dans les poches. Discussion close, estima Adamsberg. On reprendrait cela plus tard et si possible autrement. Il se leva à son tour.
— Bouclez le placard et rejoignez la Brigade. Le lieutenant Retancourt vous attend pour partir à Clignancourt.
Adamsberg le salua d’un signe et descendit la volée de marches, assez contrarié. Assez pour avoir oublié son carnet de dessins sur la marche là-haut et devoir remonter les escaliers. Au palier du sixième étage, il entendit la voix élégante de Veyrenc s’élever dans la pénombre.
Adamsberg remonta les dernières marches sans bruit, stupéfait.
Veyrenc était adossé au chambranle du cagibi, tête baissée, larmes rousses brillant dans ses cheveux.
Adamsberg regarda son nouvel adjoint croiser les bras et se sourire brièvement à lui-même.
— Je vois, dit le commissaire d’une voix lente.
Le lieutenant se redressa, surpris.
— C’est dans mon dossier, dit-il en une étrange excuse.
— À quel titre ?
Veyrenc passa ses mains dans ses cheveux, embarrassé.
— Le commissaire de Bordeaux ne pouvait pas l’endurer. Ni celui de Tarbes. Ni celui de Nevers.
— Vous ne pouviez pas vous retenir ?
— Hélas je ne le puis, Seigneur, car tout m’y porte.
Le sang de mon ancêtre à ce péché m’exhorte.
— Vous faites cela comment ? En veille ? En sommeil ? En hypnose ?
— C’est de famille, dit Veyrenc un peu sèchement. Je n’y peux rien.
— Si c’est de famille, c’est différent.
Veyrenc tordit sa lèvre, écartant les mains en un geste fataliste.
— Je vous propose de rejoindre la Brigade avec moi, lieutenant. Ce cagibi ne vous vaut peut-être rien.
— C’est vrai, dit Veyrenc, le ventre subitement serré à l’évocation de Camille.
— Vous connaissez Retancourt ? C’est elle qui vous forme.
— Il y a eu du neuf, à Clignancourt ?
— Il y en aura, si l’on trouve un gravier sous une table. Elle vous en parlera sûrement, cela ne lui plaît pas.
— Pourquoi ne passez-vous pas l’affaire aux Stups ? demanda Veyrenc en descendant l’escalier aux côtés du commissaire, ses livres sous le bras.
Adamsberg baissa la tête sans répondre.
— Vous ne pouvez pas me le dire ? insista le lieutenant.
— Si. Mais je cherche comment le dire.
Veyrenc attendit, la main posée sur la rampe. Il avait trop entendu parler d’Adamsberg pour négliger ses étrangetés.
— Ces morts sont pour nous, dit finalement Adamsberg. Ils ont été pris dans un lacis, un filet, une toile. Dans une ombre, dans les plis d’une ombre.
Adamsberg posait son regard trouble sur un point précis du mur, semblant y chercher les mots qui lui manquaient pour vêtir son idée. Puis il renonça, et les deux hommes descendirent jusqu’à la porte de l’immeuble, où Adamsberg marqua un dernier arrêt.
— Avant que nous soyons dans la rue, dit-il, avant que nous ne devenions collègues, dites-moi d’où vous tenez ces cheveux roux.
— Je ne pense pas que l’histoire vous plaise.
— Peu de choses m’embêtent, lieutenant. Peu de choses me troublent. Certaines me choquent.
— C’est ce qu’on raconte.
— C’est vrai.
— J’ai subi une attaque quand j’étais enfant, dans le plant de vigne. J’avais huit ans, les types en avaient treize ou quinze. Une petite bande de cinq salopards. Les gars nous en voulaient.
— Nous ?
— Mon père était propriétaire du cru, son vin gagnait en renommée, cela avait fait de la concurrence. Ils m’ont collé au sol et m’ont tailladé la tête avec des morceaux de ferraille. Puis ils m’ont crevé l’estomac avec un tesson de verre.
Adamsberg, la main posée sur la porte, avait suspendu ses gestes, ses doigts se serrant sur la poignée ronde.
— Je continue ? demanda Veyrenc.
Le commissaire l’encouragea d’un signe léger.
— Ils m’ont laissé par terre avec le ventre ouvert et quatorze blessures au cuir chevelu. Sur les cicatrices de ces entailles, les cheveux ont repoussé, mais roux. Pas d’explication. C’est un souvenir.
Adamsberg regarda le sol un moment puis leva les yeux vers le lieutenant.
— Qu’est-ce qui ne devait pas me plaire, dans votre histoire ?
Le Nouveau serra les lèvres et Adamsberg observa ses yeux sombres qui tentaient, peut-être, de lui faire baisser le regard. Mélancoliques, mais pas toujours et pas avec tous. Les deux montagnards se fixèrent comme des bouquetins affrontés, immobiles, cornes emmêlées dans une poussée muette. Ce fut le lieutenant qui, après un bref mouvement qui signalait la défaite, détourna la tête.
— Finissez l’histoire, Veyrenc.
— C’est indispensable ?
— Je le crois.
— Et pourquoi ?
— Parce que c’est notre boulot, de finir les histoires. Si vous voulez les commencer, redevenez professeur. Si vous voulez les achever, restez flic.
— Je comprends.
— Bien sûr. C’est pour cela que vous êtes là.
Veyrenc hésita, souleva sa lèvre en un faux sourire.
— Les cinq gars venaient de la vallée du Gave.
— De ma vallée.
— C’est cela.
— Allons, Veyrenc. Finissez l’histoire.
— Elle est finie.
— Non. Les cinq gars venaient de la vallée du Gave. Ils venaient du village de Caldhez.
Adamsberg tourna le bouton de la porte.
— Allons-y, Veyrenc, dit-il doucement. On cherche un caillou.
XII
Retancourt laissa tomber tout son poids sur une vieille chaise en plastique dans le café d’Emilio.