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— Pourquoi le dis-tu ainsi ?

— Une habitude, dit Veyrenc en souriant aussi.

— Que t’est-il arrivé ? À tes cheveux ?

— Un accident de voiture, la tête par le pare-brise.

— Ah, dit Retancourt. Toi aussi, tu mens.

Estalère rouvrit la porte du café et, tendu sur ses jambes minces, rejoignit leur table en deux pas. Il repoussa les verres vides, fouilla dans sa poche et posa trois cailloux gris au centre du plateau. Retancourt les examina sans bouger.

— Il avait dit « blanc », il avait dit « un », dit-elle.

— Ils sont trois, et ils sont gris.

Retancourt saisit les graviers et les fit rouler dans sa paume.

— Rends-les-moi, Violette. Tu serais capable de ne pas les lui donner.

Retancourt releva vivement la tête, refermant durement le poing sur les graviers.

— Ne va pas trop loin, Estalère.

— Pourquoi ?

— Parce que si je n’existais pas, Adamsberg n’existerait plus. C’est moi qui l’ai sorti des griffes des cochs canadiens. Et tu ne sais pas, et tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour le tirer de là. Alors, brigadier, quand tu auras accompli pour Lui ton acte de dévotion à cette hauteur, tu auras conquis le droit de me gueuler dessus. Mais pas avant.

Retancourt posa les cailloux d’un geste trop ferme dans la main tendue d’Estalère. Veyrenc vit trembler les lèvres du jeune homme et fit un signe d’apaisement à Retancourt.

— On s’arrête là, dit-elle en touchant l’épaule du brigadier.

— Pardon, chuchota Estalère. Je voulais ces cailloux.

— Tu es sûr que ce sont eux ?

— Oui.

— Cela fait treize jours qu’Emilio balaie chaque soir, treize jours que les poubelles sont enlevées chaque matin.

— Il était tard ce soir-là. Emilio a passé un coup rapide pour ôter les graviers et les a poussés par la porte, dans la rue. J’ai fouillé là où ils auraient dû atterrir, c’est-à-dire près du mur, contre la marche, là où personne ne va jamais.

— On rentre, dit Retancourt en enfilant sa veste. On n’a plus qu’un jour et demi avant que les Stups ne nous les arrachent.

XIII

Dans la petite salle qui abritait le distributeur de boissons, Adamsberg découvrit deux grands carrés de mousse drapés d’une vieille couverture, qui formaient une banquette de fortune au niveau du sol et transformaient la pièce en un refuge sommaire pour sans-abri. Initiative de Mercadet, sans doute, l’hypersomniaque de la troupe, dont l’exigence de sommeil torturait la conscience professionnelle.

Adamsberg tira un café du distributeur bienfaisant et décida de tester la banquette. Il s’y assit, releva un coussin sous son dos, allongea ses jambes.

On pouvait y dormir, à n’en pas douter. La mousse chaude enveloppait perfidement le corps, donnant presque la sensation d’une compagnie. On pouvait y réfléchir, éventuellement, mais Adamsberg ne savait réfléchir qu’en déambulant. Si on pouvait appeler cela réfléchir. Cela faisait bien longtemps qu’il avait admis que, chez lui, penser n’avait rien de commun avec la définition appliquée à cet exercice. Former, combiner des idées et des jugements. Ce n’était pas faute d’avoir essayé, demeurant assis sur une chaise propre, posant les coudes sur une table nette, attrapant feuille et stylo, serrant son front dans ses doigts, toutes tentatives qui n’avaient fait que déconnecter ses circuits logiques. Son esprit déstructuré lui évoquait une carte muette, un magma où rien ne parvenait à s’isoler, à s’identifier comme Idée. Tout paraissait toujours pouvoir se raccorder à tout, par des petits sentiers de traverse où s’enchevêtraient des bruits, des mots, des odeurs, des éclats, souvenirs, images, échos, grains de poussière. Et c’est avec cela seulement qu’il devait, lui, Adamsberg, diriger les vingt-sept agents de sa Brigade et obtenir, selon le terme récurrent du divisionnaire, des Résultats. Il aurait dû s’en inquiéter. Mais d’autres corps flottants occupaient en ce jour l’esprit du commissaire.

Il étendit les bras et les croisa sous sa nuque, appréciant l’initiative accueillante de l’hypersomniaque. Au-dehors, la pluie et l’ombre. Qui n’avaient rien à voir entre elles.

Danglard renonça à faire fonctionner le distributeur en trouvant le commissaire endormi. Il recula, quittant la pièce à pas silencieux.

— Je ne dors pas, Danglard, dit Adamsberg sans ouvrir les yeux. Prenez votre café.

— C’est à Mercadet qu’on doit cette litière ?

— Je le suppose, capitaine. Je l’essaie.

— Vous allez avoir de la concurrence.

— Ou une multiplication. Six banquettes tassées dans les angles, sous peu.

— Il n’y a que quatre angles, précisa Danglard en se hissant sur un des hauts tabourets de bar, jambes pendantes.

— En tous les cas, c’est plus confortable que ces foutus tabourets. Je ne sais pas qui les a fabriqués mais ils sont trop hauts. On ne peut même pas atteindre les cale-pieds. On est posés là-dessus comme des cigognes sur des clochers.

— C’est suédois.

— Eh bien les Suédois sont trop grands pour nous. Croyez-vous que cela y change quelque chose ?

— Quoi ?

— La taille. Croyez-vous que la taille change quelque chose à la réflexion, quand la tête est séparée des pieds par 1,90 mètre ? Quand le sang a tout ce chemin à faire pour monter et descendre ? Croyez-vous qu’on pense alors plus purement sans que les pieds ne s’en mêlent ? Ou à l’inverse, un gars minuscule penserait-il mieux que les autres, de manière plus rapide et plus concentrée ?

— Emmanuel Kant, répondit Danglard sans ardeur, ne mesurait que 1,50 mètre. Il n’était que pensée, rigoureusement structurée.

— Et son corps ?

— Il ne s’en est jamais servi.

— Cela ne va pas non plus, murmura Adamsberg en fermant à nouveau les yeux.

Danglard jugea plus prudent et plus utile de regagner son bureau.

— Danglard, la voyez-vous ? demanda Adamsberg d’un ton uni. L’Ombre ?

Le commandant revint sur ses pas, tournant les yeux vers la fenêtre et vers la pluie qui assombrissait la pièce. Mais il était trop fin connaisseur d’Adamsberg pour se figurer que le commissaire lui parlait du temps.

— Elle est là, Danglard. Elle voile le jour. Vous la sentez ? Elle nous drape, elle nous regarde.

— Humeur sombre ? suggéra le commandant.

— Quelque chose comme cela. Autour de nous. Danglard passa la main sur sa nuque, se donnant le temps de la réflexion. Quelle ombre ? Quand, où, comment ? Depuis le choc qu’Adamsberg avait subi au Québec, qui avait nécessité un arrêt forcé de plus d’un mois, Danglard l’avait surveillé de près. Il avait guetté sa remontée rapide hors des ravages qui avaient manqué emporter son esprit. Et il semblait que tout était revenu à la normale assez vite, à la normale d’Adamsberg s’entend. Danglard sentit revenir ses craintes. Adamsberg ne s’était peut-être pas tant éloigné du gouffre où il avait manqué tomber.

— Depuis quand ? demanda-t-il.

— Peu de jours après que je suis revenu, dit Adamsberg, ouvrant brusquement les yeux, s’asseyant plus droit sur le carré de mousse. Elle guettait peut-être avant, rôdant dans nos parages.

— Nos parages ?

— Ceux de la Brigade. Ce sont ses parages. Quand je m’en vais, comme en Normandie, je ne la sens plus. Quand je reviens, elle est là, discrète et grise. C’est peut-être La Muette.

— Qui est-ce ?

— Clarisse, la religieuse écrasée par le tanneur.

— Vous y croyez ?