« Une infirmière tueuse, avait dit Adamsberg. De celles qu’on nomme les anges de la mort. Quand elles viennent sur terre, elles massacrent. Et quand elles tombent, elles tombent.
— Nom de Dieu, avait soufflé le médecin.
— Qui sont ses autres malades, docteur ? Ceux à qui vous l’aviez recommandée ?
— Nom de Dieu. »
En moins d’un mois, la liste macabre des trente-trois victimes de l’ange meurtrier avait été établie, d’hôpital en clinique, de domicile en dispensaire. Rôdant tant en Allemagne qu’en France et en Pologne depuis près d’un demi-siècle, distribuant la mort, semant les bulles d’air, de bras en bras.
Un matin de février, Adamsberg et quatre de ses hommes avaient cerné son pavillon de banlieue, son allée de graviers, ses plates-bandes au cordeau. Quatre hommes aguerris, quatre flics rompus à des tueurs mâles de gros calibre, mais quatre hommes réduits ce jour à peu de chose, suant de malaise. Que la féminité déraille, s’était dit Adamsberg, et le monde chancelle. Au fond, avait-il confié à Danglard en remontant la petite allée, les hommes ne s’autorisent à s’entretuer que parce que les femmes ne le font pas. Mais qu’elles passent la ligne rouge et l’univers bascule. Peut-être, avait dit Danglard, aussi mal en point que les autres.
La porte s’était ouverte sur une femme très ridée, propre et droite, qui leur avait demandé de faire bien attention aux fleurs, aux peintures, au parterre. Adamsberg l’avait dévisagée mais il n’avait rien vu, ni le feu de la haine ni la fureur de mort qu’il avait parfois décelés sur d’autres. Rien qu’une inexpressive et trop maigre femme. Les flics l’avaient menottée dans un presque silence, ânonnant leurs formules, à quoi Danglard avait ajouté à voix basse : « Oh, n’insultez jamais une femme qui tombe, qui sait sous quel fardeau la pauvre âme succombe. » Adamsberg avait acquiescé, sans savoir qui Danglard appelait à leur rescousse pour un chant du crépuscule en plein jour.
— Bien sûr que je me souviens, dit Danglard en secouant les épaules dans un frisson. Mais elle est loin, à la maison d’arrêt de Freiburg. Ce n’est pas de là-bas qu’elle vous porterait ombre.
Adamsberg s’était levé. Les deux mains appuyées au mur, il regardait la pluie tomber.
— Sauf qu’il y a dix mois et cinq jours, Danglard, elle a massacré un gardien. Et passé les murs de sa prison.
— Bon sang, dit Danglard en écrasant son gobelet. Pourquoi ne l’a-t-on pas su ?
— Le Land de Bade a négligé de nous prévenir. Blocage administratif. Je ne l’ai appris qu’en revenant de la montagne.
— On l’a repérée ?
Adamsberg eut un geste vague, désignant la rue.
— Non, capitaine. Elle rôde au-dehors.
XIV
Estalère étendait la main, paume ouverte, exposant comme trois diamants les graviers gris de Clignancourt.
— Qu’est-ce que c’est, brigadier ? demanda Danglard, levant à peine les yeux de son écran.
— C’est pour lui, commandant. C’est ce qu’il m’a demandé d’aller chercher.
Lui. Il. Adamsberg.
Danglard regarda Estalère sans chercher à comprendre, et appuya rapidement sur son interphone. La nuit était tombée et les enfants l’attendaient pour dîner.
— Commissaire ? Estalère a un machin pour vous. Il vient, ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme.
Estalère ne bougeait pas, la paume toujours ouverte.
— Repose-toi, Estalère. Le temps qu’il arrive. Il va lentement.
Quand Adamsberg entra dans la pièce cinq minutes plus tard, le jeune homme avait à peine changé de pose. Il attendait, statufié par l’espoir. Il se répétait la phrase du commissaire, tout à l’heure au colloque. « Emmenez Estalère, parce qu’il a de bons yeux. »
Adamsberg examina le trophée que lui tendait le jeune homme.
— Ils attendaient, hein ? dit-il en souriant.
— Dehors, contre la porte, à gauche de la petite marche.
— Je savais que tu me les rapporterais.
Estalère se redressa, aussi heureux qu’un enfant oiseau rentrant de son premier vol avec un ver de terre.
— Direction Montrouge, dit Adamsberg. Nous n’avons plus qu’un jour, on va donc prendre la nuit. Partez à quatre, à six si possible. Justin, Mercadet et Gardon t’accompagnent. Ils sont de garde.
— Mercadet est de garde, mais il dort, rappela Danglard.
— Alors va avec Voisenet. Et Retancourt, si elle accepte de rempiler. Si elle le veut, Retancourt peut vivre sans dormir, conduire dix nuits de suite, traverser l’Afrique à pied et rattraper l’avion à Vancouver. Conversion d’énergie, c’est magique.
— Je le sais, commissaire.
— Prospectez tous les parcs, squares, allées vertes, terrains vagues. N’oubliez pas les chantiers. Échantillonnez tous les lieux.
Estalère partit presque en courant, le poing serré sur son trésor.
— Voulez-vous que j’y aille ? demanda Danglard en éteignant son ordinateur.
— Non, allez faire dîner les enfants, et moi de même. Camille joue à Saint-Eustache.
— Je peux demander à ma voisine de venir faire le repas. On n’a plus que vingt-quatre heures.
— Grands Yeux va s’en sortir, il n’est pas seul.
— Pourquoi croyez-vous qu’il écarquille autant les yeux ?
— Il a dû voir quelque chose, enfant. Il nous est arrivé à tous de voir quelque chose, enfants. Certains en sont restés les yeux trop ouverts, d’autres en ont gardé le corps trop gros, ou la tête trop floue, ou…
Adamsberg s’interrompit et rejeta hors de ses pensées les mèches rousses du Nouveau.
— Je pense qu’Estalère a trouvé les cailloux tout seul. Je pense que Retancourt ne voulait rien savoir et qu’elle a bu un truc avec le Nouveau. Une bière peut-être.
— Peut-être.
— Il arrive encore à Retancourt de s’énerver contre moi.
— Vous énervez tout le monde, commissaire. Pourquoi pas elle ?
— Tout le monde, sauf elle. C’est cela que je voudrais. À demain, Danglard.
Adamsberg s’était étendu sur son nouveau lit, l’enfant couché sur son ventre, accroché comme le petit singe à la toison du père. Tous deux nourris, tous deux paisibles, tous deux silencieux. Tous deux enfoncés dans le vaste édredon rouge donné par la seconde sœur d’Adamsberg. Dans le grenier, pas trace de la religieuse. Lucio Velasco l’avait discrètement questionné tout à l’heure sur la présence de Clarisse, et Adamsberg l’avait rassuré.
— Je vais te raconter une histoire, fils, dit Adamsberg dans le noir. Une histoire de montagne, mais plus celle de l’opus spicatum. On en a assez, de ces murets. Je vais te raconter l’histoire du bouquetin qui rencontra un autre bouquetin. Il faut que tu saches que le bouquetin n’aime pas qu’un autre bouquetin entre chez lui. Il aime beaucoup tous les autres animaux, les lapins, les oiseaux, les ours, les marmottes, les sangliers, tout ce que tu veux, mais pas l’autre bouquetin. Parce que l’autre bouquetin veut lui prendre et sa terre et sa femme. Et il le frappe avec des cornes immenses.
Thomas remua, comme s’il saisissait le grave de la situation, et Adamsberg enferma ses poings dans ses mains.
— Ne t’inquiète pas, cela va bien se finir. Mais aujourd’hui, j’ai manqué être frappé par les cornes. Alors j’ai cogné à mon tour et le bouquetin roux s’est enfui. Toi aussi, tu auras des cornes, plus tard. C’est la montagne qui te les donne. Et je ne sais pas si elle fait bien ou mal. Mais c’est ta montagne, tu n’y peux rien. Demain ou un autre jour, le bouquetin roux reviendra pour une seconde attaque. Je crois qu’il est en colère.