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L’histoire endormit Adamsberg avant son fils. Au milieu de la nuit, ni l’un ni l’autre n’avaient bougé d’un pouce. Adamsberg ouvrit soudainement les yeux, étendit le bras vers son téléphone, il connaissait son numéro par cœur.

— Retancourt ? Vous êtes au lit ou à Montrouge ?

— À votre avis ?

— À Montrouge, dans la boue d’un chantier.

— D’un terrain vague.

— Et les autres ?

— Dispersés. On cherche, on ramasse.

— Rappelez-les tous, lieutenant. Où êtes-vous ?

— À hauteur du 123, avenue Jean-Jaurès.

— Ne bougez pas. J’arrive.

Adamsberg se leva doucement, enfila un pantalon, une veste, accrocha l’enfant sur son ventre. Tant qu’il gardait une main sur sa tête et l’autre sous ses fesses, il n’y avait aucun risque que Tom s’éveille. Et tant que Camille n’apprenait pas qu’il emmenait son fils dans la nuit froide de Montrouge, en la mauvaise compagnie des flics, tout irait bien.

— Ce n’est pas toi qui vas me dénoncer, n’est-ce pas, Tom ? murmura-t-il en l’enveloppant d’une couverture. Tu ne lui dis pas qu’on s’en va tous les deux la nuit ? Je n’ai pas le choix, on n’a plus qu’un seul jour. Viens, petit gars, et dors.

Un taxi déposa Adamsberg avenue Jean-Jaurès vingt-cinq minutes plus tard. L’équipe attendait, groupée en paquet sur le trottoir.

— Tu es cinglé d’amener le petit, dit Retancourt en s’approchant de la voiture.

Parfois, et suite au corps-à-corps qui avait sauvé leurs vies, le commissaire et le lieutenant changeaient de registre comme un train change de voie, passant au tutoiement de la complicité intime et définitive. Ils savaient l’un et l’autre que leur fusion était irrémédiable. Amour inaltérable, comme il en va de celles qui ne sont pas consommées.

— Ne t’inquiète pas, Violette, il dort comme un ange. Tant que tu ne me dénonces pas à Danglard qui me dénoncerait à Camille, tout ira bien. Pourquoi le Nouveau est-il là ?

— Il remplace Justin.

— Combien avez-vous de voitures ?

— Deux.

— Prends-en une, je monte dans l’autre. On se retrouve à l’entrée principale du cimetière.

— Pourquoi ? demanda Estalère.

Adamsberg passa brièvement sa main sur sa joue.

— C’est de là que viennent vos graviers, brigadier. L’idée fixe de Diala et La Paille, rappelez-vous.

— Ils avaient une idée fixe ?

— Oui, ils en parlaient.

— De casser la dalle, dit Voisenet.

— Oui, et ça les faisait rire. Ils ne discutaient pas de nourriture, mais du sacré boulot qu’ils venaient de faire. Ils parlaient d’une dalle. D’une dalle à tirer, ou à casser. Une dalle si lourde qu’il avait fallu louer leurs bras. À Montrouge.

— Une pierre tombale, dit soudain Gardon. Au grand cimetière de Montrouge.

— Ils ont tiré une dalle, ils ont ouvert une tombe. Allons-y. Prenez toutes les torches.

Le gardien du cimetière fut difficile à réveiller mais facile à questionner. Dans ses nuits sans fin, une diversion, même policière, était toujours bonne à prendre. Oui, on avait déplacé une dalle. Et on l’avait cassée en tirant dessus. On l’avait retrouvée en deux morceaux aux côtés de la tombe. La famille avait fait reposer une pierre neuve.

— Et la tombe ? demanda Adamsberg.

— Quoi, la tombe ?

— Après que la dalle a été ôtée ? Que s’est-il passé ? On avait creusé dedans ?

— Même pas. C’était juste histoire d’emmerder le monde.

— Quand était-ce ?

— Il y a une quinzaine. Une nuit de mercredi à jeudi. Je vous cherche la date.

Le gardien tira d’une étagère un gros registre aux pages sales.

— Nuit du 6 au 7, dit-il. Je note tout. Vous voulez les identifiants de la sépulture ?

— Plus tard. Conduisez-nous d’abord.

— Non, dit le gardien en reculant dans la petite pièce.

— Conduisez-nous, bon sang. Comment voulez-vous qu’on la trouve ? Ce cimetière est grand comme un lac.

— Non, répéta l’homme. Jamais.

— Vous êtes le gardien, oui ou non ?

— À présent nous sommes deux. Alors moi, j’y fous plus les pieds.

— Deux ? Il y a un autre gardien ?

— Non. C’est quelqu’un d’autre, la nuit.

— Qui ?

— Je sais pas, je ne veux pas le savoir. C’est une silhouette. Alors moi, j’y fous plus les pieds.

— Vous l’avez vue ?

— Comme je vous vois. Ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme, c’est une ombre grise, et lente. Elle marchait en glissant, au bord de tomber. Mais elle ne tombait pas.

— Quand était-ce ?

— Deux ou trois jours avant que la dalle soit bougée. Alors moi, j’y fous plus les pieds.

— Mais nous oui, et vous nous accompagnez. On ne vous laissera pas seul, j’ai ici un lieutenant qui vous protégera.

— Pas le choix, hein ? Avec les flics ? Et vous emmenez un bébé dans l’expédition ? Ben vous n’avez pas peur.

— Le bébé dort. Le bébé ne craint rien. S’il y va, vous pouvez y aller. Non ?

Encadré par Retancourt et Voisenet, le gardien les mena d’un pas rapide vers la tombe, terriblement pressé de rentrer aux abris.

— Voilà, dit-il. C’était là.

Adamsberg pointa la torche sur la pierre.

— Une jeune femme, dit-il. Morte à trente-six ans, il y a plus de trois mois. Vous savez comment ?

— Un accident de voiture, c’est tout ce que j’ai su. C’est triste.

— Oui.

Estalère s’était penché dans l’allée, ratissant le sol.

— Les graviers, commissaire. Ce sont les mêmes.

— Oui, brigadier. Échantillonnez quand même.

Adamsberg tourna le faisceau de la lampe vers ses montres.

— Presque cinq heures et demie. On réveille la famille dans une demi-heure. Il nous faut l’autorisation.

— De quoi faire ? demanda le gardien, qui reprenait un peu d’assurance au milieu du groupe.

— D’ôter la dalle.

— Merde, vous allez la retirer combien de fois, cette pierre ?

— Si on ne retire pas la dalle, comment voulez-vous qu’on sache pourquoi ils l’ont fait ?

— C’est assez logique, murmura Voisenet.

— Mais ils n’ont pas creusé, protesta le gardien. Bon sang, je vous l’ai dit, ça. Il n’y avait rien, pas un trou d’épingle. Et mieux que ça : sur la terre, il restait les tiges fanées des roses, partout. C’est la preuve qu’ils n’y ont pas touché, non ?

— Peut-être, mais nous devons vérifier.

— Vous n’avez pas confiance ?

— Il y a deux gars qui sont morts pour cela, deux jours plus tard. Égorgés l’un et l’autre. C’est cher payé, juste pour tirer une dalle. Juste pour emmerder le monde.

Le gardien grattait son ventre, perplexe.

— Ils ont donc fait autre chose, reprit Adamsberg.

— Ben je vois pas quoi.

— Ben on va voir.

— Oui.

— Et pour cela, il faut ôter la dalle.

— Oui.

Veyrenc tira Retancourt à l’écart du groupe.

— Pourquoi le commissaire porte-t-il deux montres ? demanda-t-il. Parce qu’il est réglé sur l’Amérique ?

— Parce qu’il est déréglé. Je crois qu’il avait une montre et que son amie lui en a offert une autre. Alors il l’a mise aussi. Et maintenant, il n’y peut rien, il a deux montres.

— Parce qu’il ne se décide pas à choisir entre les deux ?

— Non, je crois que c’est plus simple que cela. Il possède deux montres, donc il porte deux montres.