— Oui.
— Avec des coups de ferraille dans la tête et un tesson dans le ventre ?
— Oui.
— Alors ?
— Alors cela montre juste que vous ne vous souvenez pas de tout.
— Je me souviens très bien de leurs gueules, et à cela, vous n’y pouvez rien.
— Je ne le conteste même pas, Veyrenc. De leurs gueules, mais pas de tout. Réfléchissez-y, on en reparlera un jour.
— Déposez-moi n’importe où, dit Veyrenc d’une voix plate. Je vais finir à pied.
— Cela ne sert à rien. On doit bosser ensemble six mois, et c’est vous qui l’avez voulu. Nous ne risquons rien, il y a un pare-feu entre nous. Cela nous protégera.
Adamsberg eut un rapide sourire. Son portable sonna dans la voiture, interrompant la guerre des deux vallées, et il le tendit à Veyrenc.
— C’est un appel de Danglard. Décrochez pour moi, lieutenant, et approchez-le de mon oreille.
Danglard informa rapidement Adamsberg de l’échec des investigations des trois autres équipes. Aucune femme, ni vieille ni jeune, n’avait été vue avec Diala et La Paille.
— Et du côté de Retancourt ?
— Ce n’est pas fameux. Le pavillon est à l’abandon, une canalisation a explosé le mois dernier, il y a eu dix centimètres d’eau au sol.
— Elle n’a retrouvé aucun habit ?
— Rien pour le moment.
— Cela pouvait donc attendre demain, capitaine.
— C’est à cause de Binet. Le gars vous cherche en urgence, trois appels dans l’après-midi au standard.
— Qui est Binet ?
— Vous ne le connaissez pas ?
— Pas du tout.
— Eh bien lui vous connaît, très bien même. Il vous demande en personne et en urgence. Il dit qu’il a quelque chose de très important pour vous. D’après la teneur des messages, cela semble grave.
Adamsberg jeta un regard perplexe à Veyrenc, et lui fit signe de prendre le numéro en note.
— Rappelez ce Binet, Veyrenc, et passez-le-moi.
Veyrenc composa le numéro et tint l’appareil collé contre l’oreille du commissaire. On sortait des embouteillages.
— Binet ?
— Ce n’est pas facile de te trouver, Béarnais.
La voix bien trempée de l’homme résonnait dans la voiture et Veyrenc haussa les sourcils.
— C’est pour vous, Veyrenc ? lui demanda Adamsberg à voix basse.
— Connais pas, chuchota Veyrenc avec un signe négatif.
Le commissaire fronça les sourcils.
— Qui êtes-vous, Binet ?
— Binet, Robert Binet. Tu te rappelles pas, bon Dieu ?
— Non, je suis navré.
— Merde. Du café d’Haroncourt.
— Entendu, Robert, j’y suis. Comment as-tu trouvé mon nom ?
— À l’hôtel du Coq, c’est Angelbert qui a eu l’idée. Il jugeait qu’il fallait te le dire en vitesse. Et on a jugé pareil. À moins que ça ne t’intéresse pas, se renfrogna soudain Robert.
Recul rapide du Normand, tel l’escargot effleuré sur les cornes.
— Au contraire, Robert. Que se passe-t-il ?
— Il y en a eu un autre. Et comme t’avais pigé que c’était grave, on a jugé qu’il fallait que tu le saches.
— Un autre quoi, Robert ?
— Démoli tout pareil, dans les bois du Champ de Vigorne, près de l’ancienne voie ferrée.
Un cerf, nom de Dieu. Robert l’appelait d’urgence à Paris pour un cerf. Adamsberg soupira, fatigué, surveillant la circulation dense, les lumières des feux se dilatant sous la pluie. Il n’avait pas envie de peiner Robert, pas plus que l’assemblée des hommes qui l’avait accueilli ce soir-là, alors qu’il accompagnait Camille, assez douloureusement. Mais les nuits avaient été courtes, il voulait simplement manger et dormir. Il entra sous le porche de la Brigade et fit un signe muet à son collègue, signifiant que l’affaire n’avait pas d’importance et qu’il pouvait rentrer chez lui. Mais Veyrenc, qui semblait calé dans ses pensées troublées, ne bougeait pas.
— Donne-moi des détails, Robert, dit Adamsberg d’une voix machinale, en se garant dans la cour. Je note, ajouta-t-il sans sortir le moindre crayon.
— Comme je t’ai dit. Démoli, un véritable massacre.
— Que dit Angelbert ?
— Tu sais qu’Angelbert a ses idées là-dessus. De son avis, ce serait un jeune qui se serait gâté en vieillissant. Le grave, Béarnais, c’est que le gars est venu de Brétilly jusqu’à chez nous. Angelbert n’est plus certain que ce soit un foutu Parisien. Il dit que cela peut être un foutu Normand.
— Le cœur ? demanda Adamsberg, et Veyrenc fronça les sourcils.
— Sorti, jeté à côté, mis en bouillie. Même chose, je te dis. Sauf que c’est un dix-cors. Oswald n’est pas d’accord. Il dit que c’est un neuf. C’est pas qu’Oswald ne sait pas compter, mais il a le sens de contrarier les autres. Tu vas t’en occuper ?
— Sans doute, Robert, mentit Adamsberg.
— Tu viens ? On te paye le souper, on t’attend. T’en as quoi, pour faire la route ? Une heure trente.
— Je ne peux pas, je suis sur un double meurtre.
— Ben nous aussi, Béarnais. Si t’appelles pas ça un double meurtre, je ne sais pas ce qu’il te faut.
— Tu as prévenu la gendarmerie ?
— Ils s’en battent l’œil, les gendarmes. Bouchés, pis que des oies gavées. Ils n’ont même pas bougé leur cul pour venir voir.
— Et toi, tu y as été ?
— Ce coup-ci, oui. Le Champ de Vigorne, ça nous concernait, tu comprends.
— Et alors, c’est un neuf ou un dix ?
— Un dix, évidemment. Oswald dit que des insanités, pour faire son malin. Sa mère est d’Opportune, à deux pas du coin où ils ont trouvé le cerf. Alors tu penses qu’il en profite pour se vanter. Ben merde, tu viens le boire ce coup, ou tu viens pas le boire ? On ne va pas rester des heures à causer.
Adamsberg cherchait le meilleur moyen de dénouer la situation, difficile, attendu que Robert pesait à la même aune l’égorgement de deux hommes et l’abattage d’un cervidé. En matière d’obstination, les Normands — aux moins ceux-ci — lui semblaient pouvoir rivaliser avec les Béarnais — du moins quelques-uns du gave de Pau et d’Ossau.
— Je ne peux pas, Robert, j’ai une ombre.
— Oswald aussi, il en a une. Cela ne l’empêche pas de boire le coup.
— Il a quoi ? Oswald ?
— Une ombre, je te dis. Dans le cimetière d’Opportune-la-Haute. Enfin, c’est son neveu qui l’a vue. Plus d’un mois qu’il nous fatigue avec ça.
— Passe-moi Oswald.
— Je ne peux pas, il est parti. Mais si tu viens, il sera là. Il veut te voir aussi.
— Pourquoi ?
— Parce que sa sœur le lui a demandé, à propos de la chose dans le cimetière. Dans le fond elle n’a pas tord, parce que les flics d’Évreux, ils sont bouchés.
— Mais quelle chose, Robert ?
— Ne m’en demande pas trop, Béarnais.
Adamsberg regarda ses montres. À peine dix-neuf heures.
— Je vais voir ce que je peux faire, Robert.
Le commissaire rempocha son téléphone, songeur. Veyrenc attendait toujours.
— On a une urgence ?
Adamsberg appuya sa tête contre la vitre.
— On n’a rien.
— Il parlait d’une éventration, d’un cœur en bouillie.
— D’un cerf, lieutenant. Ils ont un gars qui s’amuse à bousiller des cerfs et ça les met sens dessus dessous.
— Un braconnier ?
— Pas du tout, un tueur de cerfs. Ils ont une ombre aussi, qui passe là-bas, en Normandie.