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— Hermance, qui vous a demandé de me parler ? demanda Adamsberg avec précaution. Pour la chose dans le cimetière ?

— N’est-ce pas ? Je l’avais dit à Oswald. C’est cela, oui, c’était beaucoup mieux, tant que cela ne fait pas de mal, si cela ne fait pas de bien, c’est cela.

— Oui c’est cela, dit Adamsberg, tentant d’entrer dans la toupie du langage d’Hermance. Quelqu’un vous a conseillé de me voir ? Hilaire ? Angelbert ? Achille ? Le curé ?

— N’est-ce pas ? On ne peut pas garder des saletés dans le cimetière, et ensuite on se demande, et je l’avais dit à Oswald, il n’y a pas de mal. Oui bien sûr.

— Nous allons vous laisser, Hermance, dit Adamsberg, en croisant le regard de Veyrenc qui lui signalait de laisser tomber.

Les deux hommes se chaussèrent dehors, ayant pris soin de laisser derrière eux la chambre aussi nette que celle d’un décor. Derrière la porte, Adamsberg entendait la voix d’Hermance qui continuait seule.

— Oui le travail, bien sûr c’est cela, le travail. On ne peut pas se laisser faire.

— Il lui manque une case, dit tristement Veyrenc en serrant ses lacets. Elle est née sans, ou bien elle l’a perdue en route.

— Perdue en route, je crois. Ses deux maris sont morts jeunes et coup sur coup. On ne peut en parler qu’ici, car il est interdit de le répéter en dehors d’Opportune-la-Haute.

— C’est pour cela qu’Hilaire laissait entendre qu’Hermance portait malheur. Les hommes craignent de mourir en l’épousant.

— Quand le soupçon vous tombe dessus, on ne peut plus jamais s’en défaire. Il se plante dans votre peau comme une tique. On arrache la tique, mais les pattes restent à l’intérieur et s’agitent.

Un peu comme l’araignée de Lucio, compléta intérieurement Adamsberg.

— Puisque vous connaissez quelques gars d’ici, qui croyez-vous qui lui a conseillé de vous voir ?

— Je ne sais pas, Veyrenc. Personne peut-être. Elle s’inquiétait de l’ombre sans doute, à cause de son fils. Je pense qu’elle a une peur bleue des gendarmes, depuis l’enquête sur la mort d’Amédée. Elle a entendu parler de moi par Oswald.

— Les gens pensent qu’elle a tué ses deux maris ?

— Ils ne le pensent pas vraiment, mais ils se le demandent. Tué par acte ou par pensée. On va passer par le cimetière avant de rentrer.

— Qu’est-ce qu’on y cherche ?

— On essaie d’y voir ce qu’a fait l’ombre d’Oswald. J’ai promis au jeune homme de la prendre en charge. Mais Robert ne parlait pas de l’ombre, il parlait de « la chose », et Hermance dit que cela fait des saletés dans le cimetière. Ou on essaie autre chose.

— Quoi ?

— Comprendre pourquoi on m’a tiré jusqu’ici.

— Si je n’avais pas pris la voiture, objecta Veyrenc, vous n’y seriez pas.

— Je le sais, lieutenant. C’est juste une impression.

Une ombre, pensa Veyrenc.

— Il paraît qu’Oswald a offert un chiot à sa sœur, dit-il. Et qu’il est mort.

Adamsberg allait et venait dans les allées herbeuses du petit cimetière, tenant un bois de cerf dans chaque main. Veyrenc lui avait proposé de l’aider en en portant un, mais Robert avait bien précisé qu’il ne fallait pas les séparer. Adamsberg fit le tour des lieux en prenant garde à ne pas les heurter contre les pierres funéraires. Le cimetière était pauvre, tout juste entretenu, l’herbe repoussait entre les graviers des allées. Ici, on n’avait pas toujours les moyens de payer une dalle et les sépultures en pleine terre étaient nombreuses, certaines surmontées d’une croix de bois portant un nom en lettres peintes en blanc. Les tombes des deux époux d’Hermance avaient bénéficié d’une mince pierre de calcaire, aujourd’hui grise et sans fleurs. Il voulait partir mais persistait à s’attarder, profitant du petit soleil volontariste qui se glissait sur sa nuque.

— Où le jeune Gratien a-t-il vu la silhouette ? demanda Veyrenc.

— Par là, indiqua Adamsberg.

— Et que doit-on regarder ?

— Je ne sais pas.

Veyrenc acquiesça, sans marquer de contrariété. Sauf à parler de la vallée du Gave, le lieutenant n’était pas homme à s’irriter ou s’impatienter. Ce cousin mêlé lui ressemblait un peu, acceptant sereinement l’improbable ou le difficile. Lui aussi tendait la nuque sous la faible chaleur, tenté de traîner le plus longtemps possible dans l’herbe mouillée. Adamsberg contournait la petite église, attentif à la clarté du printemps qui fanfaronnait en faisant briller les ardoises du toit et les marbres mouillés.

— Commissaire, appela Veyrenc.

Adamsberg revint vers lui en prenant son temps. La lumière s’amusait avec les éclats roux des cheveux de Veyrenc. Si cette bigarrure n’avait été l’effet d’une torture, Adamsberg l’aurait trouvée assez réussie. Beauté sortie du mal.

— On ne sait pas ce qu’on cherche, dit Veyrenc en désignant une tombe, mais cette femme-là non plus n’a pas eu de chance. Morte à trente-huit ans, un peu comme Élisabeth Châtel.

Adamsberg considéra la sépulture, un rectangle encore frais de pleine terre qui attendait sa dalle. Il commençait à comprendre un peu le lieutenant et celui-ci ne l’appelait certainement pas pour rien.

— Le chant de la terre, vous l’entendez ? dit Veyrenc. Et ce qu’il dit, vous le lisez ?

— Si vous parlez de l’herbe sur la tombe, je la vois. Je vois les brins qui sont courts, je vois les brins qui sont longs.

— On pourrait se figurer, mais seulement si on voulait se figurer quelque chose, que les brins plus courts ont poussé plus tard.

Les deux hommes se turent, se demandant au même instant s’ils voulaient oui ou non se figurer quelque chose.

— Nous sommes attendus à Paris, objecta Veyrenc à lui-même.

— On pourrait se figurer, reprit Adamsberg, que l’herbe à la tête de la tombe est plus tardive, et donc plus petite. Elle dessine une sorte de cercle, et cette femme est normande, comme Élisabeth.

— Mais si nous passions nos jours à visiter les cimetières, on trouverait sans doute des milliards de brins d’herbe de hauteurs différentes.

— Sûrement. Mais rien n’interdit de vérifier s’il existe une fosse sous les herbes courtes, n’est-ce pas ?

— C’est à vous de juger, Seigneur, si ces signes Sont présents du hasard ou de la malfaisance, Et si l’obscur chemin que ces brins vous désignent Vous emmène au succès ou à la décadence.

— Mieux vaut le savoir tout de suite, dit Adamsberg en posant les bois de cerf au sol. Je préviens Danglard que nous nous attardons dans les prés.

XXV

Le chat se déplaçait au sein de la Brigade de point en point de sécurité, de genoux en genoux, du bureau d’un brigadier à la chaise d’un lieutenant, comme on traverse une rivière sur des pierres sans se mouiller les pieds. Il avait amorcé sa vie gros comme un poing, en suivant Camille dans les rues[6], il l’avait poursuivie sous la protection d’Adrien Danglard, qui avait été contraint d’installer l’animal à la Brigade. Car le chat était incapable de se débrouiller seul, tout à fait dénué de cette autonomie un peu méprisante qui fait la grandeur du félin. Et bien que mâle entier, il était l’incarnation de la dépendance et du sommeil permanent. La Boule, puisque tel l’avait appelé Danglard en le recueillant, était aux antipodes d’un animal totem d’une brigade de flics. L’équipe se relayait pour gérer cette masse de poils, de mollesse et de crainte, qui exigeait qu’on l’accompagne pour aller manger, boire ou pisser. Encore avait-il ses préférences, Retancourt se trouvant nettement en tête. La Boule passait l’essentiel de ses jours à deux pas de son bureau, étendu sur le capot tiède de l’une des photocopieuses. Machine que l’on ne pouvait plus utiliser sous risque de faire sursauter mortellement l’animal. En l’absence de la femme qu’il aimait, La Boule refluait vers Danglard puis, dans un ordre invariable, vers Justin, Froissy et, curieusement, Noël.

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6

Cf., du même auteur, Pars vite et reviens tard.