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— Oui, dit Adamsberg en revenant vers l’église.

— Regarde à la base et décris-moi la végétation.

— L’herbe est plus dense que sur la tombe, dit Adamsberg.

— Qu’y a-t-il d’autre ?

— Des chardons, des orties, du plantain, et des trucs que je ne connais pas.

— D’accord. Reviens vers la tombe. Qu’est-ce que tu vois, dans l’herbe courte ?

— Des pâquerettes.

— Rien d’autre ?

— Un peu de trèfle, deux pissenlits.

— Bon, dit Mathias après un silence. Tu as cherché le bord d’une fosse ?

— Oui.

— Et alors ?

— Et alors pourquoi crois-tu que je t’appelle ?

Mathias observa sous ses pieds le cercle du foyer magdalénien.

— J’arrive, dit-il.

Au café d’Opportune, qui faisait aussi épicerie et dépôt de cidre, on accorda à Adamsberg l’autorisation d’entreposer ses bois de cerf à l’entrée. Tout le monde savait déjà qu’Adamsberg était un flic béarnais de Paris intronisé par Angelbert à Haroncourt, mais les nobles trophées qu’il portait lui ouvraient plus largement les portes que n’importe quelle recommandation. Le patron du café, un cousin remué d’Oswald, servit les deux policiers avec diligence, à tout seigneur tout honneur.

— Mathias prend le train dans trois heures à Saint-Lazare, dit Adamsberg. Il sera à 14 h 34 à Évreux.

— Il nous faudrait l’autorisation d’exhumer avant son arrivée, dit Veyrenc. Mais on ne peut pas la demander sans l’aval du divisionnaire. Et Brézillon ne vous laissera pas l’affaire. Il ne vous aime pas, hein ?

— Brézillon n’aime personne, il aime gueuler. Il s’entend bien avec des gars comme Mortier.

— Sans son accord, pas d’autorisation. Cela ne sert donc à rien que Mathias vienne.

— À savoir au moins si on a creusé une fosse dans cette tombe.

— Mais nous serons coincés d’ici quelques heures, à moins d’opérer clandestinement. Ce que nous ne pouvons pas faire, puisque la brigade d’Évreux nous surveille. Au premier coup de pioche, on les aura sur le dos.

— C’est bien résumé, Veyrenc.

Le lieutenant fit tomber un sucre dans son café, et sourit franchement, soulevant sa lèvre dans sa joue droite.

— Il y aurait bien un truc à tenter, dit-il. Mais c’est vil.

— Dites toujours.

— Menacer Brézillon, s’il ne lève pas le blocus, de tout balancer sur ce que fit son fils il y a quatorze ans. Je suis le seul à savoir la vérité.

— C’est vil.

— Oui.

— Vous voyez cela comment ?

— Il ne s’agirait pas de mettre la menace à exécution. Je suis resté en très bons termes avec Guy, le fils, je n’ai aucune envie de lui nuire après l’avoir sorti de la catastrophe quand il était jeune.

— Cela pourrait se faire, dit Adamsberg en posant sa main sur sa joue. Brézillon craquerait au premier mot. Comme tous les durs, il n’a pas de fond. C’est le principe de la noix. Vous appuyez dessus, et cela se casse. Essayez donc de casser du miel.

— Cela me donne envie, dit brusquement Veyrenc.

Le lieutenant alla passer commande de pain et de miel au comptoir et revint s’asseoir.

— Il y a un autre moyen, dit-il. J’appelle Guy directement. Je lui expose la situation et je lui demande de prier son père de nous laisser les coudées franches.

— Cela marcherait ?

— Je le crois.

L’enfant a toute puissance qui demande à son père De ne pas rompre un lien par le tranchant du fer.

— Et le fils vous doit bien un service, à ce que je comprends.

— Sans moi, il ne serait pas énarque aujourd’hui.

— Mais ce service, c’est à moi qu’il le rendrait, pas à vous.

— Je lui dirai que cette enquête est la mienne. Que c’est une occasion de faire mes preuves, avec une promotion au bout. Guy m’aidera.

Heureux l’homme qui peut, quand l’occasion s’y prête, Délivrer ses épaules du fardeau de sa dette.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est à moi que vous rendez service, pas à vous.

Veyrenc plongea sa tartine de miel dans le café, d’un geste assez réussi. Le lieutenant avait les mains aussi bien façonnées que celles qu’on voit sur les peintures anciennes, ce qui les rendait même légèrement anachroniques.

— Je suis censé vous protéger, avec Retancourt, non ? dit-il.

— Cela n’a rien à voir.

— En partie, oui. Si l’ange de la mort est dans cette affaire, on ne peut pas la laisser à Mortier.

— À part la trace de seringue, nous n’avons encore aucun lien probant.

— Vous m’avez rendu service hier. Avec le Haut Pré.

— La mémoire vous est revenue ?

— Non, elle a plutôt tendance à se brouiller. Cependant, si le décor se transforme, les cinq gars, eux, ne changent pas dans le tableau. N’est-ce pas ?

— Non. Ce sont les mêmes.

Veyrenc hocha la tête, et finit sa tartine.

— J’appelle Guy ? demanda-t-il.

— Allez-y.

Cinq heures plus tard, au centre d’une zone qu’Adamsberg avait provisoirement isolée avec des piquets et de la ficelle, prêtés par le patron du bar, Mathias tournait torse nu autour de la tombe, comme un ours tiré de son sommeil pour venir aider deux jeunots à encercler une proie. À ceci près que le géant blond avait vingt ans de moins que les deux autres, qui attendaient, confiants, l’expertise de celui qui devait écouter le chant de la terre. Brézillon avait lâché prise sans un mot. Le cimetière d’Opportune était à eux, ainsi que Diala, La Paille et Montrouge. Vaste territoire que l’appel de Veyrenc avait dégagé en quelques instants. Sitôt après, Adamsberg avait demandé à Danglard de leur envoyer une équipe, de quoi creuser et prélever, et deux sacs avec des affaires de toilette et des habits propres. Il y avait toujours à la Brigade des bagages prêts, contenant un essentiel de survie en cas de départ impromptu. Disposition pratique mais qui ne permettait pas de choisir les vêtements dont on héritait.

Danglard eût dû être satisfait de la défaite de Brézillon, mais ce ne fut pas le cas. L’importance que le Nouveau paraissait prendre auprès du commissaire allumait en lui des éclairs de jalousie mordants. Faute de goût gravissime à ses yeux, car Danglard avait l’ambition de porter son esprit très au-delà des réflexes primitifs. Mais il se trouvait pour l’heure en échec, irrité de dépit. Habitué à une préséance incontestée auprès d’Adamsberg, Danglard n’envisageait pas que son rôle et sa place puissent se modifier, tel un arc-boutant édifié pour l’éternité. L’apparition du Nouveau faisait trembler son monde. Sur la trajectoire anxieuse qu’était la vie de Danglard, deux points lui tenaient lieu de repères, d’abreuvoirs, de garde-fous, ses cinq enfants d’une part et l’estime d’Adamsberg de l’autre. Sans compter que la sérénité du commissaire se déversait partiellement dans son existence, par capillarité. Danglard n’entendait pas perdre son privilège et s’alarmait des atouts du Nouveau. L’intelligence ample et délicate de Veyrenc, diffusée par sa voix mélodique, propagée par sa gueule harmonieuse et son sourire tordu, pouvait attirer Adamsberg dans ses filets. De surcroît, ce type venait de faire sauter le cran de blocage de Brézillon. La veille, Danglard, en homme sage, avait choisi de garder secrète l’information qu’il avait recueillie deux jours plus tôt. En homme blessé, il la sortit de son carquois et la tira comme une flèche.