— Très bien.
— D’où il était, à terre, le petit Veyrenc n’a pas pu distinguer son visage avec certitude.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que Veyrenc a pu nommer quatre de ses agresseurs, mais pas le cinquième. Il avait des soupçons, mais pas plus. Les autres se sont fait quatre ans de redresse dans un internat spécialisé, mais le cinquième y a échappé.
— Et vous pensez que Veyrenc n’est là que pour en avoir le cœur net ? Pour savoir si vous le connaissiez ?
— Je le crois.
— Non. Quand vous m’avez demandé de vérifier ces noms, vous soupçonniez autre chose. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis depuis ?
Adamsberg, silencieux, trempait un morceau de sucre dans son fond de cidre.
— Sa bonne mine ? demanda Danglard d’une voix sèche. Ses vers ? C’est facile de versifier.
— Pas tant que cela. Je le trouve plutôt bon.
— Pas moi.
— Je parle du cidre. Vous êtes irrité, capitaine. Irrité et envieux, ajouta Adamsberg avec flegme, en écrasant son sucre du doigt au fond du verre.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis, bon sang ? demanda Danglard en haussant le ton.
— Plus bas, capitaine. Quand Noël l’a insulté, Veyrenc a voulu réagir, mais il n’a pas pu. Il n’a même pas pu lui casser la gueule, ce qui aurait été la moindre des choses.
— Et après ? Il était sous le choc. Vous avez vu son visage ? Il était blême de souffrance.
— Oui, cela lui rappelait les milliers d’insultes qu’il a subies enfant, et jeune homme encore. Non seulement Veyrenc avait la tignasse tigrée, mais sachez qu’il boitait, à cause du cheval qui lui était passé dessus, et qu’il avait peur de son ombre, depuis l’agression sur le pré.
— Je croyais que c’était dans sa vigne.
— Non, il a confondu les deux lieux, après être tombé dans les pommes.
— Preuve qu’il est cinglé, dit Danglard. Un gars qui parle en douze pieds est un cinglé.
— L’intolérance n’est pas votre habitude, capitaine.
— Parler en vers, vous trouvez cela normal ?
— Ce n’est pas de sa faute, c’est de famille.
Adamsberg ramassait son sucre fondu dans le cidre avec le bout de son index.
— Réfléchissez, Danglard. Pourquoi Veyrenc n’a-t-il pas cassé la gueule de Noël ? Il a largement la carrure pour mettre le lieutenant à terre.
— Parce qu’il est nouveau, parce qu’il n’a pas su réagir, parce qu’il y avait la table entre eux deux.
— Parce que c’est un doux. Ce gars-là ne s’est jamais servi de ses poings. Cela ne l’intéresse pas. Il laisse les enragés faire ce genre de travail à sa place. Il n’a tué personne.
— Et Veyrenc ne serait venu que pour savoir le nom du cinquième gars ?
— Je le pense. Et pour faire savoir au cinquième gars qu’il sait.
— Je ne suis pas sûr que vous ayez raison.
— Moi non plus. Disons que c’est ce que j’espère.
— Que fait-on pour les deux autres ? On ne les prévient pas ?
— Pas encore.
— Et le cinquième ?
— Je suppose que le cinquième est assez grand pour se défendre tout seul.
Danglard se mit mollement debout. Sa colère contre Brézillon, puis Devalon, puis Veyrenc, l’effroi d’une nouvelle tombe ouverte et l’excès de vin l’avaient affaibli.
— Le cinquième, dit-il, vous le connaissez, vous ?
— Oui, dit Adamsberg en replongeant son doigt dans son verre vide.
— Et c’était vous.
— Oui, capitaine.
Danglard hocha la tête et dit bonsoir. On a des certitudes, mais il est parfois intolérable qu’on vous les confirme. Adamsberg attendit que cinq minutes se soient écoulées après le départ de Danglard, puis il posa son verre sur le bar et grimpa l’escalier. Il s’arrêta devant la porte de la chambre de Veyrenc et frappa. Le lieutenant lisait sur son lit.
— J’ai quelque chose de triste à vous annoncer, lieutenant.
Veyrenc leva les yeux, attentif.
— Je vous écoute.
— Fernand le teigneux et le Gros Georges, vous vous souvenez d’eux ?
Veyrenc ferma rapidement les yeux.
— Eh bien ils sont morts. Tous les deux.
Le lieutenant fit un bref signe de tête, sans commentaires.
— Vous pouvez me demander comment ils sont morts.
— Comment sont-ils morts ?
— Fernand s’est noyé dans une piscine, Gros Georges a brûlé vif dans sa cabane.
— Des accidents, donc.
— Le destin les aurait rattrapés, en quelque sorte. Un peu comme dans Racine, non ?
— Peut-être.
— Bonne nuit, lieutenant.
Adamsberg ferma la porte, et demeura sans bouger dans le couloir. Il attendit presque dix minutes avant d’entendre s’élever la voix modulée de Veyrenc.
Adamsberg enfonça les poings dans ses poches et s’éloigna en silence. Il avait forcé le trait pour apaiser Danglard. Mais les vers de Veyrenc n’avaient rien de doux. Haine vengeresse, guerre, trahison et trépas, tel était l’ordinaire de Racine.
XXIX
— On procède avec tact, dit Adamsberg en se garant devant le presbytère du Mesnil. On ne va pas bousculer un homme qui pleure les reliques de saint Jérôme.
— Je me demande, dit Danglard, si le fait que l’église d’Opportune ait lâché une pierre sur la tête d’une paroissienne n’a pas pu bouleverser le bonhomme.
Le vicaire, hostile à leur venue, les conduisit dans une petite pièce chaude et sombre où, sous un plafond de poutres très bas, le curé des quatorze paroisses ressemblait, en effet, à un homme. Il était vêtu en civil et courbé face à l’écran d’un ordinateur. Il se leva pour les saluer, homme assez laid, énergique et coloré, évoquant plus un gars en vacances qu’un dépressif. Mais l’une de ses paupières battait toute seule, comme la joue d’une grenouille, signalant qu’un trouble frémissait dans son âme, eût dit Veyrenc. Pour obtenir cette entrevue, Adamsberg avait insisté sur le vol des reliques.
— Je ne m’imagine pas la police de Paris venant jusqu’au Mesnil-Beauchamp pour un pillage de reliquaire, dit-il en serrant la main du commissaire.
— Moi non plus, reconnut Adamsberg.
— D’autant que vous dirigez la Brigade criminelle, je me suis informé. On me reproche quelque chose ?
Adamsberg était satisfait que le curé ne s’exprime pas avec la langue hermétique et tristement chantante des hommes d’Église. Cette mélopée déclenchait chez lui une irrésistible mélancolie, née des messes interminables de son enfance dans la petite nef glacée. C’était un des seuls moments où sa mère, incassable et éternelle, s’autorisait à soupirer en collant un mouchoir sur ses yeux, ce qui lui faisait entrevoir dans un spasme de gêne une intimité douloureuse qu’il aurait voulu ne jamais savoir. C’était pourtant durant ces messes aussi qu’il avait rêvé le plus intensément. Le curé leur indiqua le siège face à lui, c’est-à-dire un long banc de bois sur lequel les trois policiers s’alignèrent comme des élèves en classe. Adamsberg et Veyrenc étaient tous deux vêtus d’une chemise blanche, en raison des contenus imprévus des sacs d’urgence. Celle d’Adamsberg, trop grande, lui retombait sur les doigts.