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— Mais je n’ai jamais vu la couleur de ce fric, moi ! gueula Pierrot.

— Ni toi ni Gros Georges. Roland et Fernand ont tout encaissé pour eux seuls.

— Salopard, siffla Pierrot.

— Ta gueule, connard, répondit Roland.

— Dis que c’est pas vrai, ordonna Pierrot.

— Il ne peut pas, dit Adamsberg. C’est vrai. L’adjoint convoitait tout le plant de vigne de Veyrenc de Bilhc. Il avait décidé de l’acheter en force et menaçait le père Veyrenc de représailles s’il ne calait pas. Mais Veyrenc s’accrochait à son pinard. L’adjoint a organisé l’agression contre le môme, en comptant bien que la peur ferait reculer le père.

— Tu mens, tenta Roland. Tu ne peux pas savoir tout ça.

— Je n’aurais pas dû le savoir. Puisque tu avais juré le secret à cette ordure d’adjoint. Mais on dit toujours son secret à une personne, Roland. Et tu l’as dit à ton frère. Et ton frère l’a dit à sa fiancée. Et sa fiancée l’a dit à sa cousine. Qui l’a dit à sa meilleure amie. Qui l’a dit à son petit ami. Qui était mon frère.

— T’es rien qu’un salopard, Roland, dit Pierrot.

— C’est exact, Pierrot, confirma Adamsberg. Et tu comprends que si vous ne m’obéissez pas, que si vous touchez à un seul cheveu de Veyrenc, brun ou roux, je balance le nom de l’adjoint au maire. Qui vous enverra tous les deux aux enfers. Que choisissez-vous ?

— On se tire, gronda Roland.

— Parfait. Inutile de démolir trop fort les deux brigadiers de garde. Ils seront au courant. Soyez crédibles, sans plus.

Dans le couloir, Veyrenc recula vers sa chambre. Il réussit à atteindre sa porte juste avant qu’Adamsberg ne sorte de la 435. Il se rejeta sur son lit, épuisé. Il n’avait jamais su pourquoi son père avait finalement accepté de vendre la vigne.

XLII

— C’est alors que le chamois sage commit une gigantesque bêtise, par jalousie, bien qu’il eût lu tous les livres. Il alla trouver deux gros loups, qui par malheur étaient abrutis et mauvais comme des teignes. Méfiez-vous du bouquetin roux, leur dit-il, il va vous encorner. Ni une ni deux, les deux loups se jetèrent sur le bouquetin roux. Ils avaient grand-faim, ils l’avalèrent tout cru et l’on n’en entendit plus jamais parler. Et le bouquetin brun put reprendre sa vie, bien tranquille, bien débarrassé, avec les marmottes et les écureuils. Et la bouquetine. Mais non, Tom, ce n’est pas comme cela qu’allèrent les choses, car la vie est beaucoup plus compliquée et l’intérieur de la tête des bouquetins aussi. Le bouquetin brun se jeta sur les loups, un peu en retard, et leur cassa les crocs. Les deux bêtes s’enfuirent sans demander leur reste. Le bouquetin roux avait été mordu à la cuisse et le bouquetin brun fut obligé de le soigner. Il ne pouvait pas le laisser mourir, qu’en penses-tu, Tom ? Pendant ce temps-là, la bouquetine s’était cachée. Elle ne voulait pas choisir entre le roux et le brun, ça l’énervait. Alors les deux bouquetins s’assirent dans des fauteuils, allumèrent une bonne pipe et discutèrent le coup. Mais pour un oui pour un non, ils se frappaient avec leurs cornes, parce que l’un pensait avoir raison et croyait que l’autre avait tort, et que l’autre croyait dire la vérité tandis que l’un mentait.

L’enfant posa un doigt sur l’œil de son père.

— Oui, Tom, c’est difficile. C’est un peu comme l’opus spicatum, avec les arêtes qui vont dans un sens et dans un autre. C’est alors que la troisième vierge, qui vivait gentiment dans un terrier avec des gerbilles, arriva sur ces entrefaites. Elle se nourrissait de pissenlit et de plantain, et elle tremblait depuis qu’un arbre avait manqué l’écrabouiller. Troisième vierge était minuscule, elle buvait beaucoup de café, elle ne savait pas se défendre contre les esprits mauvais de la forêt. Troisième vierge appelait à l’aide. Mais certains bouquetins se fâchaient, ils prétendaient que Troisième vierge n’existait pas et qu’il ne fallait pas s’en mêler. Et le bouquetin brun dit d’accord, on n’en parle plus. Regarde, Tom. Je recommence l’expérience.

Adamsberg composa le numéro de Danglard.

— Capitaine, c’est toujours pour l’éducation du petit. Un jour, il y eut un roi.

— Oui.

— Qui aimait l’épouse d’un de ses généraux.

— D’accord.

— Il expédia son rival à la bataille en sachant qu’il l’envoyait à la mort.

— Oui.

— Danglard, comment s’appelait ce roi ?

— David, répondit Danglard d’une voix atone, et le général qu’il a sacrifié se nommait Uri. David épousa sa veuve, qui devint la reine Bethsabée, future mère du roi Salomon.

— Tu vois, Tom, comme c’est simple, dit Adamsberg à son fils, collé sur son ventre.

— C’est pour moi que vous dites cela, commissaire ? demanda Danglard.

Adamsberg réalisa que la voix de son adjoint était toujours sans vie.

— Si vous pensez que j’ai envoyé Veyrenc à la mort, continua Danglard, vous avez raison. Je pourrais affirmer que je ne l’ai pas voulu, je pourrais jurer que je ne l’ai pas pensé. Et après ? Et ensuite ? Qui saura jamais si je ne l’ai pas souhaité sans le savoir dans le fond de ma tête ?

— Capitaine, ne trouvez-vous pas que l’on se tracasse déjà assez avec ce que l’on pense réellement, sans devoir en plus se soucier de ce qu’on aurait pu penser si on l’avait pensé ?

— Même, répondit Danglard, à peine audible.

— Danglard. Il n’est pas mort. Personne n’est mort. Sauf vous, peut-être, qui allez agoniser dans votre salon.

— Je suis dans la cuisine.

— Danglard ?

Adamsberg n’obtint pas de réponse.

— Danglard, prenez une bouteille et rejoignez-moi. Je suis seul avec Tom. Sainte Clarisse est sortie faire un tour. Avec le tanneur, je suppose.

Le commissaire raccrocha pour ne pas laisser au commandant le moyen de dire non. Tom, dit-il, tu te souviens du chamois très sage qui avait beaucoup lu ? Et qui avait fait une gigantesque bêtise ? Eh bien le fin fond de sa tête était si compliqué qu’il s’y perdait la nuit. Et parfois le jour. Et ni la sagesse ni le savoir ne pouvaient l’aider à trouver l’issue. Il fallait alors que les bouquetins lui lancent une corde et tirent très fort pour le sortir de là.

Adamsberg leva soudain la tête vers le plafond de la chambre. Là-haut, dans le grenier, un frottement, un son feutré. Sainte Clarisse n’était donc pas allée se promener avec le tanneur, finalement.

— Ce n’est rien, Tom. Un oiseau, ou le vent, ou un tissu qui balaie le sol.

Pour purifier le fin fond de l’esprit de Danglard, Adamsberg alluma un bon feu. C’était la première fois qu’il utilisait sa cheminée et la flamme tirait haut et clair, sans enfumer la pièce. C’est ainsi qu’il devrait brûler la Question sans réponse sur le roi David, qui encrassait la tête de son adjoint, répandant le doute dans tous ses interstices. Aussitôt entré, Danglard s’installa près de la flambée aux côtés d’Adamsberg qui, bûche après bûche, réduisait son angoisse en cendres. Dans le même temps, et sans s’en ouvrir à Danglard, Adamsberg y carbonisait aussi les derniers morceaux de sa rage contre Veyrenc. Revoir les deux brutes de Caldhez en action, réentendre la voix féroce de Roland, avait sorti le passé de ses limbes, rendant à l’attaque barbare du Haut Pré toutes ses cruelles couleurs. Pleinement réactivée, la scène repassait sous ses yeux, intacte, hurlante. Le gosse à terre, les épaules écrasées sous les mains de Fernand, Roland qui s’approchait avec le tesson de verre, t’avise pas de bouger, connard. L’épouvante du petit Veyrenc, sa chevelure en sang, le coup porté au ventre, sa douleur indicible. Et lui, jeune Adamsberg, immobile sous son arbre. Il aurait donné beaucoup pour n’avoir jamais vécu cela, pour que ce souvenir inachevé cesse de le démanger trente-quatre ans plus tard, à un point précis. Pour que s’efface dans une flamme le tourment persistant de Veyrenc. Et si Camille, se prit-il à penser, pouvait le dissoudre en partie dans ses bras, qu’elle le fasse. À la condition que ce foutu salopard de Béarnais ne lui prenne pas sa terre. Adamsberg jeta une nouvelle bûchette dans les flammes et eut un vague sourire. La terre qu’il partageait avec Camille était hors de portée, il n’avait pas à s’en faire.