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Avant minuit, Danglard, rasséréné sur le roi David, apaisé par la sérénité que diffusait Adamsberg en halo, achevait la bouteille qu’il avait apportée.

— Il brûle bien, ce feu, dit-il.

— Oui. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu cette maison. Vous vous souvenez de la cheminée chez la Vieille Clémentine[8] ? J’ai passé des nuits devant. J’allumais le bout d’une branchette et je dessinais des cercles incandescents dans le noir. Comme cela.

Adamsberg alla éteindre le plafonnier, plongea une baguette de bois dans les flammes et traça des huit et des ronds dans la semi-obscurité.

— C’est joli, dit Danglard.

— Oui. Joli et obsédant.

Adamsberg tendit la branchette à son adjoint, et cala ses pieds contre la sole en brique, balançant sa chaise en arrière.

— Je vais laisser choir la troisième vierge, Danglard. Personne n’y croit, personne n’en veut. Et je n’ai pas la première idée pour trouver cette femme. Je l’abandonne à son sort, et à son café.

— Je ne crois pas, dit Danglard en soufflant doucement sur l’extrémité de la baguette pour relancer la combustion.

— Non ?

— Non. Je pense que vous n’allez pas la laisser choir. Ni moi. Je pense que vous persisterez à la chercher. Que les autres soient d’accord ou non.

— Croyez-vous qu’elle existe ? Croyez-vous qu’elle est en danger ?

Danglard dessina quelques huit dans l’air.

— L’hypothèse du De reliquis est aussi fragile qu’une vision, dit-il. Elle tient sur un fil, mais ce fil existe. Et il relie tous les éléments les plus disparates de l’histoire. Il relie même cette histoire de semelles cirées et de dissociation.

— Comment cela ? demanda Adamsberg en reprenant la baguette.

— Dans toutes les cérémonies incantatoires médiévales, on dessinait un cercle au sol. Au centre duquel dansait la femme qui appelait le diable. Ce cercle, c’est une manière de séparer un morceau de sol du reste de la terre. Notre tueuse agit sur un bout de terre à part qui n’appartient qu’à elle, sur son fil, dans son cercle.

— Retancourt ne m’a pas suivi sur ce fil, dit Adamsberg d’une voix maussade.

— Je ne sais pas où est Retancourt, dit Danglard avec une grimace. Elle n’a pas réapparu à la Brigade aujourd’hui. Et cela ne répond toujours pas chez elle.

— Vous avez appelé chez ses frères ? demanda Adamsberg en fronçant les sourcils.

— Chez ses frères, chez ses parents, chez deux de ses amies que je connais. Personne ne l’a vue. Elle n’avait pas prévenu qu’elle s’absentait. Aucun des membres de la Brigade n’était au courant.

— Sur quoi était-elle ?

— Elle devait s’occuper du meurtre de Miromesnil avec Mordent et Gardon.

— Vous avez écouté son répondeur ?

— Oui, aucun rendez-vous particulier.

— Il manque une voiture ?

— Non.

Adamsberg jeta la brindille dans le feu et se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, bras croisés.

— Donnez l’alerte, capitaine.

XLIII

La nouvelle de la disparition du lieutenant Violette Retancourt était tombée sur la Brigade comme un avion qui s’écrase, anéantissant toute tentation frondeuse. Dans la sourde panique qui commençait à s’épandre, chacun réalisait que l’absence du gros et blond lieutenant privait l’édifice de l’un de ses piliers centraux. Le désarroi du chat, tassé en boule entre le mur et la photocopieuse, rendait à peu près compte de l’état moral de tous, à ceci près que les hommes poursuivaient les recherches, s’étendant à tous les hôpitaux et postes de gendarmerie du pays, avec diffusion de son signalement.

Le commandant Danglard, juste remis de sa crise morale dite « du roi David » et tenaillé par son pessimisme récurrent, s’était réfugié sans pudeur dans la cave, installé sur une chaise en plastique face à la haute chaudière, éclusant du vin blanc au su et au vu de tous. Estalère, à l’opposé du bâtiment, avait grimpé jusqu’à la salle du distributeur de boissons et, un peu à la manière de La Boule, s’était roulé sur les coussins en mousse du lieutenant Mercadet.

La jeune et timide réceptionniste, Bettina, tout récemment engagée au standard, traversa la salle du Concile presque en deuil, où l’on n’entendait que le cliquetis des téléphones et des paroles rares et répétitives, oui, non, merci de nous rappeler. Dans un angle, Mordent discutait avec Justin à voix basse. Elle frappa doucement à la porte du bureau d’Adamsberg. Le commissaire, assis voûté sur le tabouret haut, regardait le sol sans bouger. La jeune fille soupira. Il devenait urgent qu’Adamsberg prenne quelques heures de sommeil.

— Monsieur le commissaire, dit-elle en s’asseyant discrètement, quand pensez-vous que le lieutenant Retancourt a disparu ?

— Elle n’est pas venue lundi, Bettina, c’est tout ce qu’on sait. Mais elle a pu disparaître tout aussi bien samedi, dimanche, ou même vendredi soir. Depuis trois jours ou depuis cinq jours.

— La veille du week-end, le vendredi après-midi, elle fumait une cigarette à l’accueil avec le nouveau lieutenant, celui qui a les jolis cheveux de deux couleurs. Elle lui disait qu’elle quitterait la Brigade assez tôt, qu’elle avait une visite à faire.

— Une visite ou un rendez-vous ?

— Il y a une différence ?

— Oui. Réfléchissez, Bettina.

— Je crois vraiment qu’elle a parlé d’une visite.

— Vous en avez su plus ?

— Non. Ils se sont éloignés ensemble vers la grande salle et je n’ai rien entendu de plus.

— Merci, dit Adamsberg dans un battement de paupières.

— Vous devriez dormir, commissaire. Ma mère dit que si l’on ne dort pas, le moulin moud sa propre pierre.

— Elle ne dormirait pas, elle. Elle me chercherait jour et nuit, un an s’il le faut sans manger sans dormir, jusqu’à ce qu’elle me retrouve. Et elle me retrouverait, elle.

Adamsberg enfila lentement sa veste.

— Si on me demande, Bettina, je suis à l’hôpital Bichat.

— Demandez à un agent de vous conduire. Cela vous fera toujours vingt minutes de sommeil dans la voiture. Ma mère dit qu’une sieste par-ci par-là, c’est le secret.

— Tous les agents la cherchent, Bettina. Ils ont mieux à faire.

— Pas moi, dit Bettina. Je vous accompagne.

Veyrenc faisait ses premiers pas prudents dans le couloir, soutenu par une infirmière.

— On se remet, expliqua l’infirmière. On a moins de fièvre ce matin.

— On le ramène dans sa chambre, dit Adamsberg en attrapant le lieutenant par l’autre bras. Comment va la cuisse ? demanda-t-il, une fois Veyrenc recouché.

— Bien. Mieux que vous, dit Veyrenc, frappé par le visage épuisé d’Adamsberg. Que se passe-t-il ?

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8

Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune.