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— Redémarrez, disait Adamsberg aux voitures. Palaiseau, D 988. Il se dirige vers l’École polytechnique, flanc sud.

— Il va se cultiver, dit Danglard en mettant le contact.

— Il n’y a que du mou dans la tête de La Boule.

— On verra cela, Kernorkian.

— Au train où l’on file, on pourrait s’arrêter au prochain bistrot.

— Non, dit Danglard, la tête encore lourde du vin blanc éclusé la veille dans la cave. Soit je bois comme un trou, soit je ne bois pas. Je n’aime pas me rationner. Aujourd’hui, je ne bois pas.

— J’ai l’impression que La Boule boit, dit Kernorkian.

— Il a une tendance, confirma Danglard. Il faudra le surveiller.

— S’il ne crève pas en route.

Danglard jeta un regard au tableau de bord. Seize heures quarante. Le temps se traînait en rampant, portant les nerfs de tous à un degré d’irritation explosif.

— On va faire le plein à Orsay et on revient, annonça la voix de Bastien dans la radio.

L’hélicoptère prit de la vitesse, laissant derrière lui le point rouge. Adamsberg eut la brève impression d’abandonner La Boule dans sa quête.

À dix-sept heures trente, après sept heures de marche, le chat tenait toujours, obstinément fixé sur sa direction sud-ouest, faisant une pause toutes les vingt minutes. Le train de véhicules suivait de bond en bond. À vingt heures quinze, ils passaient Forges-les-Bains par la D 97.

— Il va claquer, dit Kernorkian, qui alimentait le pessimisme de Danglard. Il a trente-cinq kilomètres dans les pattes.

— Ta gueule. Pour le moment, il avance toujours.

À vingt heures trente-cinq, à la nuit tombée, Adamsberg reprit le micro.

— Il s’est arrêté. Cantonale C 12 entre Chardonnières et Bazoches, à deux kilomètres cinq cents de Forges. Plein champ, côté nord de la route. Il reprend. Il tourne sur lui-même.

— Il va claquer, dit Kernorkian.

— Ah merde, cria Danglard.

— Il hésite, dit Bastien.

— Il va peut-être stopper là pour la nuit, dit Mordent.

— Non, dit Bastien, il cherche. Je vais me rapprocher.

L’appareil descendit d’une centaine de mètres en tournant, pointant au-dessus du chat immobilisé.

— Hangar, dit Adamsberg en désignant de longs toits de tôle ondulée.

— Une casse de voitures, dit Froissy. Désaffectée.

Adamsberg serra les doigts sur ses genoux. Froissy lui passa sans commentaire une pastille de menthe, que le commissaire avala sans poser de question.

— Ouais, dit Bastien. Il doit y avoir une troupe de clébards là-dedans, et le chat a les jetons. Mais je pense que c’est bien là qu’il veut aller. J’en ai eu huit, des chats.

— Casse de voitures, signala Adamsberg aux véhicules, rejoignez par la cantonale 8, au croisement avec la C 6. On se pose.

— C’est bon, dit Justin en redémarrant. Regroupement.

Collés à l’hélicoptère, dans un champ en jachère, Bastien, les neuf policiers et le médecin examinaient dans la nuit la zone du vieux hangar, les carcasses de voitures, la végétation sauvage qui poussait dru entre les déchets. Les chiens avaient repéré l’intrusion et se rapprochaient en aboyant rageusement.

— Ils sont trois ou quatre, estima Voisenet. Gros.

— C’est peut-être à cause d’eux que La Boule n’avance plus, dit Froissy. Il ne sait pas comment passer l’obstacle.

— On neutralise les chiens et on guette la conduite du chat, décida Adamsberg. N’approchez pas trop de lui, ne détournez pas son attention.

— Il semble dans un drôle d’état, dit Froissy qui avait balayé le champ avec ses jumelles de nuit et repéré La Boule à quarante mètres d’eux.

— J’ai peur des chiens, dit Kernorkian.

— Restez en arrière, lieutenant, et ne tirez pas. Un coup de crosse sur la tête.

Trois bêtes d’envergure, survivant à l’état semi sauvage dans l’immense bâtiment, se jetèrent en hurlant vers les policiers, bien avant qu’ils aient pu atteindre les portes du hangar. Kernorkian recula près du ventre chaud de l’hélico et de la masse rassurante du gros Bastien, qui fumait adossé à son engin, pendant que les agents mettaient les animaux à terre. Adamsberg considéra le hangar, les fenêtres opaques et crevées, les portes métalliques rouillées à moitié soulevées. Froissy fit un pas en avant.

— N’avancez pas à plus de dix mètres, dit Adamsberg. Attendez que le chat fasse mouvement.

La Boule, noir de terre jusqu’au plastron, aminci par sa fourrure aux poils collés, reniflait un des chiens à terre. Puis il se lécha une patte, entamant sa toilette, comme s’il n’avait plus que cela à faire.

— Qu’est-ce qu’il fout ? demanda Voisenet en l’éclairant au loin de sa torche.

— Possible qu’il ait une épine dans la patte, dit le médecin, un homme patient et entièrement chauve.

— Moi aussi, dit Justin en montrant sa main, éraflée par la dent d’un chien. Ce n’est pas pour cela que j’arrête de bosser.

— C’est un animal, Justin, dit Adamsberg.

La Boule acheva le nettoyage de sa patte, puis de l’autre, et se dirigea vers le hangar, partant brusquement en course rapide, pour la deuxième fois de la journée. Adamsberg serra son poing dans sa main.

— Elle est là, dit-il. Quatre hommes par-derrière, les autres avec moi. Docteur, suivez-nous.

— Docteur Lavoisier, précisa le médecin. Lavoisier, comme Lavoisier, tout simplement.

Adamsberg lui jeta un regard vide. Il ne savait pas qui était Lavoisier, et il s’en foutait.

XLVIII

Dans l’ombre du bâtiment industriel, chacun des deux groupes avançait en silence, les torches éclairant des tables dévastées, des piles de pneus, des monceaux de chiffons. La bâtisse, probablement abandonnée depuis près de dix ans, empestait encore le caoutchouc brûlé et le diesel.

— Il sait où il va, dit Adamsberg en éclairant les empreintes rondes que La Boule avait laissées dans la poussière épaisse.

Tête basse, respirant mal, il suivit les traces de pattes avec une lenteur extrême, sans qu’aucun des agents ne tente de le dépasser. Après onze heures de chasse, plus personne n’était impatient de parvenir au but. Le commissaire mettait un pied devant l’autre comme s’il avançait dans la boue, décollant ses jambes raides à chaque pas. Ils rejoignirent la seconde équipe devant un long couloir noir, seulement éclairé par une verrière haute où passait l’éclat de la lune. Le chat s’y était arrêté à douze mètres, posté devant une porte. Adamsberg éclaira ses yeux lumineux d’un mouvement de torche. Sept jours et sept nuits que Retancourt avait été conduite ici, dans ce cul de basse-fosse où survivaient trois chiens.

Le commissaire s’avança pesamment dans le couloir, et se retourna après quelques mètres. Aucun de ses agents ne le suivait, tous massés à l’entrée de la galerie, groupe figé qui n’avait plus la force de franchir la dernière longueur.

Lui non plus, se dit Adamsberg. Mais ils ne pouvaient pas rester là, collés aux murs, abandonnant Retancourt, incapables de faire face à son corps. Il stoppa devant la porte en fer que gardait le chat, qui glissait son nez au ras du sol, insensible à l’odeur excrémentielle qui s’en dégageait. Adamsberg prit une inspiration, posa ses doigts sur le crochet qui tenait le battant au mur, et le tira. Puis en courbant sa nuque dans un geste forcé, il s’obligea à regarder ce qu’il devait voir, le corps de Retancourt effondré au sol d’un réduit obscur, calé contre de vieux outils et des bidons de métal. Il demeura sans bouger à l’observer, laissant les larmes dévaler de ses yeux. C’était la première fois, lui semblait-il, qu’il pleurait pour un autre que son frère Raphaël ou Camille. Retancourt, son arbre, était à terre, foudroyé. Il l’avait éclairée rapidement et aperçu son visage souillé de poussière, les ongles déjà bleus de sa main, sa bouche ouverte, ses cheveux blonds sur lesquels courait une araignée.