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Il recula contre le mur de briques noires pendant que le chat, impudent, pénétrait dans le placard et grimpait d’un bond sur le corps de Retancourt, s’allongeant posément sur ses vêtements crasseux. L’odeur, pensa Adamsberg. Il ne percevait que la puanteur du diesel, des huiles de moteur, de l’urine et des excrétions. Des effluves seulement mécaniques et animaux, sans relent de décomposition. Il fit deux pas pour se rapprocher à nouveau du corps et s’agenouilla sur le ciment poisseux. Braquant sa lampe d’un coup vers le visage de statue sale de Retancourt, il ne vit que l’immobilité de la mort, les lèvres ouvertes et fixes qui ne réagissaient pas sous les pattes de la petite araignée. Il approcha lentement la main et la posa sur son front.

— Docteur, dit-il avec un signe du bras.

— Il vous appelle, docteur, dit Mordent sans bouger d’un pouce.

— Lavoisier, comme Lavoisier, tout simplement.

— Il vous appelle, répéta Justin.

Toujours à genoux, Adamsberg se recula pour faire place au médecin.

— Elle est morte, dit-il. Et elle n’est pas morte.

— C’est l’un ou c’est l’autre, commissaire, dit Lavoisier en ouvrant sa mallette. Je ne vois rien.

— Des torches, lança Adamsberg.

Le groupe se rapprochait peu à peu, Mordent et Danglard allant en avant avec leurs lampes.

— Tiède encore, dit le médecin après une rapide palpation. Elle a décédé il y a moins d’une heure. Je ne trouve pas le pouls.

— Elle vit, affirma Adamsberg.

— Une seconde, mon vieux, ne vous énervez pas, dit le médecin en sortant un miroir, qu’il plaça devant la bouche de Retancourt.

— Vu, ajouta-t-il après de longues secondes. Amenez le brancard, elle vit. Je ne sais pas comment, mais elle vit. État paralétal, sous-tempérée, je n’ai jamais vu cela de ma vie.

— Vu quoi ? demanda Adamsberg. Qu’est-ce qu’elle a ?

— Les fonctions métaboliques roulent à leur minimum, dit le médecin en poursuivant son examen. Pieds et mains gelés, la circulation est au ralenti, les intestins vidés, les yeux révulsés.

Le médecin relevait les manches du pull-over, examinait les bras.

— Même le bas des membres est déjà refroidi.

— Coma ?

— Non. Léthargie en deçà des seuils vitaux. Elle peut mourir d’un instant à l’autre, avec tout ce qu’on lui a injecté.

— Quoi ? demanda Adamsberg, dont les deux mains s’étaient accrochées au gros bras de Retancourt.

— D’après ce que je peux en voir, une dose de calmants à tuer dix chevaux, en intraveineuse.

— La seringue, siffla Voisenet entre ses dents.

— Elle a été durement assommée avant, dit le médecin en fouillant dans la chevelure. Possible traumatisme crânien. On l’a ligotée serré, aux chevilles et aux poignets, la corde est entrée dans la peau. Je pense que c’est ici qu’on lui a administré le poison. Elle aurait dû mourir dans l’heure. Mais d’après la déshydratation et les excrétions, cela fait six ou sept jours qu’elle résiste. Ce n’est pas normal, j’avoue que cela me dépasse.

— Elle n’est pas normale, docteur.

— Lavoisier, comme Lavoisier, dit mécaniquement le médecin. J’ai vu, commissaire, mais sa taille et son poids n’y sont pour rien. Je ne sais pas comment son organisme a lutté contre l’empoisonnement, la faim, et le froid.

Les brancardiers posaient la civière au sol, essayant d’y faire rouler Retancourt.

— Doucement, dit Lavoisier. Ne la faites pas respirer trop fort, cela pourrait être fatal. Passez des courroies, et tirez-la centimètre par centimètre. Lâchez-la, mon vieux, ajouta-t-il en regardant Adamsberg.

Adamsberg détacha ses mains du bras de Retancourt et fit reculer les hommes dans le couloir.

— C’est une conversion d’énergie, récita Estalère qui suivait des yeux le lent déplacement du gros corps. Elle a converti son énergie contre l’invasion du neuroleptique.

— Si tu veux, dit Mordent. On ne saura jamais.

— Chargez le brancard dans l’hélico, ordonna Lavoisier. Il faut gagner du temps.

— Où l’emmène-t-on ? demanda Justin.

— À Dourdan.

— Kernorkian et Voisenet, occupez-vous de trouver un hôtel pour tout le monde, dit Adamsberg. On passera le hangar au peigne fin demain. Elles ne peuvent pas ne pas avoir laissé de traces dans cette poussière collante.

— Il n’y en avait pas dans le couloir, dit Kernorkian. On ne voyait que les pattes du chat.

— C’est qu’elles sont arrivées par l’autre bout. Lamarre et Justin restent ici pour garder les accès en attendant que les flics de Dourdan viennent relayer pour la nuit.

— Où est le chat ? demanda Estalère.

— Sur la civière. Prenez-le, brigadier. Remettez-le sur pied.

— Il y a un très bon restaurant à Dourdan, dit calmement Froissy, la Rose des Vents. Poutres et bougies, spécialités de crustacés, cave de premier choix, bar en croûte de sel, selon arrivage. Mais c’est cher, évidemment.

Les hommes se tournèrent vers leur discrète collègue, toujours stupéfaits que Froissy ne pense qu’à manger, même lorsque l’une des leurs agonisait. Au-dehors, le vacarme de l’hélicoptère annonçait l’envolée imminente de Retancourt. Le médecin pensait qu’elle ne reviendrait pas de ses limbes, Adamsberg l’avait lu dans ses yeux.

Adamsberg parcourut les visages exténués que les torches éclairaient de blanc. La perspective incongrue d’un dîner de luxe dans un lieu raffiné leur semblait aussi inaccessible que désirable, logée dans une autre vie, bulle éphémère où l’artifice aurait le pouvoir de suspendre l’horreur.

— D’accord, Froissy, dit-il. On se retrouve tous là-bas, à la Rose des Vents. Venez, docteur, on part avec Retancourt.

— Lavoisier, comme Lavoisier, tout simplement.

XLIX

Veyrenc n’était pas venu à Paris pour s’intéresser aux démêlés de la Brigade. Mais à neuf heures et demie du soir, le dîner de l’hôpital depuis longtemps avalé, il n’arrivait pas à fixer son attention sur le film. Agacé, il attrapa la télécommande et ferma le poste. Soulevant sa jambe, il se redressa sur le bord du lit, saisit sa béquille et avança à pas mesurés jusqu’au téléphone fixé au mur du couloir.

— Commandant Danglard ? Veyrenc de Bilhc. Donnez-moi des nouvelles.

— On l’a retrouvée, à trente-huit kilomètres de Paris, en suivant le chat.

— Je ne comprends pas.

— Le chat qui voulait rejoindre Retancourt, bon sang.

— D’accord, dit Veyrenc, sentant le commandant à bout de nerfs.

— Elle est entre la vie et la mort, nous sommes sur la route de Dourdan. En léthargie paralétale.

— Essayez de m’expliquer un peu, commandant. Il faut que je sache.

Pourquoi ? se demanda Danglard.

Veyrenc écouta l’exposé du commandant, beaucoup moins organisé qu’à l’ordinaire, puis raccrocha. Il posa la main sur la blessure de sa cuisse, expérimentant la douleur du bout de ses doigts, imaginant Adamsberg penché au-dessus de Retancourt, cherchant désespérément le moyen de haler son résistant lieutenant vers la vie.