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— Il était au lit, commissaire, il dormait. Son arme était posée sur la commode de la chambre, il n’a même pas eu le temps de la prendre.

— Impossible, murmura Adamsberg. J’avais demandé que le garde soit assis, habillé, réveillé, et l’arme prête.

— Devalon s’en moquait, commissaire. Il nous envoyait là-bas après le boulot. On ne pouvait pas tenir éveillés.

— Dites à votre chef qu’il aille griller aux enfers.

— Je sais, commissaire.

Deux heures plus tard, les dents serrées, Adamsberg entrait avec son escorte dans la maison de Francine. On avait retrouvé la jeune femme en larmes, pieds écorchés, réfugiée dans la grange à foin des voisins, calée entre deux rouleaux de paille. Une silhouette grise qui chancelait comme une flamme de bougie, c’est tout ce qu’elle avait vu, et le bras du gendarme qui l’avait tirée hors du lit puis poussée vers la pièce arrière. Elle courait déjà vers la route quand les deux coups de feu avaient claqué.

Le commissaire avait posé sa main sur le front froid de Grimal, s’agenouillant à sa tête pour ne pas marcher dans son sang. Puis il avait composé un numéro, entendu une voix endormie dans le récepteur.

— Ariane, je sais qu’il n’est pas onze heures mais j’ai besoin de toi.

— Où es-tu ?

— À Clancy, en Normandie. Chemin des Biges, n°4. Dépêche-toi. On ne touche à rien avant ton arrivée.

— C’est quoi, cette équipe technique ? demanda Devalon avec un geste vers la petite troupe qui entourait Adamsberg. Et qui faites-vous venir ? ajouta-t-il en désignant le téléphone.

— Je fais venir ma légiste, commandant. Et je ne vous conseille pas de vous y opposer.

— Allez vous faire foutre, Adamsberg. Il s’agit d’un de mes hommes.

— D’un de vos hommes que vous avez jeté à la mort.

Adamsberg regarda les deux gendarmes qui escortaient Devalon. Leur posture témoignait de leur approbation.

— Gardez le corps de votre collègue, leur dit-il. Que personne ne s’en approche avant l’arrivée de la légiste.

— Vous ne donnez pas d’ordres à mes brigadiers. On n’en a rien à foutre ici, des flics de Paris.

— Je ne suis pas de Paris. Et vous n’avez plus de brigadiers.

Adamsberg sortit, oubliant le sort de Devalon dans l’instant.

— Où en êtes-vous ?

— Cela se dessine, dit Danglard. La tueuse a passé par-dessus le mur nord, elle a traversé les cinquante mètres d’herbage jusqu’à la porte de l’arrière-cuisine, celle qui est la plus délabrée.

— L’herbe n’est pas haute, il n’y a pas de traces.

— Il y en a sur le mur de clôture, qui est en terre. Une motte d’argile est tombée à son passage.

— Ensuite ? demanda Adamsberg en s’asseyant, s’accoudant à la table dans une pose presque allongée.

— Elle a fracturé la porte, elle a traversé l’arrière-cuisine puis la cuisine, elle est entrée dans la chambre par cette porte. Pas de traces non plus, il n’y a pas un grain de poussière sur le carrelage. Grimal arrivait de la chambre du fond, l’assaut a eu lieu près du lit de Francine. Tué à bout portant, apparemment.

Devalon avait dû quitter la ferme mais il refusait d’abandonner les lieux à Adamsberg. Il marchait en fulminant sur la route, attendant l’arrivée du médecin de Paris, fermement décidé à imposer son propre légiste pour l’autopsie. Il regarda la voiture se garer assez brutalement devant le vieux portail en bois, la femme en sortir et se retourner vers lui. Et encaissa son dernier choc en reconnaissant Ariane Lagarde. Il recula sans un mot, avec un salut muet.

— À bout portant, confirma Ariane, entre trois heures trente et quatre heures trente du matin, en première estimation. Les coups ont été tirés pendant la bagarre, au corps-à-corps. Il n’a pas eu le temps de lutter vraiment. Et je crois qu’il a eu très peur, c’est encore sur ses traits. En revanche, dit-elle en s’asseyant près d’Adamsberg, la meurtrière a gardé tout son sang-froid, et elle a pris le temps de signer.

— Elle l’a piqué ?

— Oui. À la saignée du bras gauche et c’est presque invisible. On vérifiera, mais je pense qu’il s’agit, comme pour Diala et La Paille, d’une piqûre fictive, sans injection de quoi que ce soit.

— Sa marque de fabrique, dit Danglard.

— Tu as une idée de sa taille ?

— Je dois examiner la trajectoire des balles. Mais à première vue, ce n’est pas quelqu’un de grand. L’arme n’est pas non plus un gros calibre. Discret, mortel.

Mordent et Lamarre revenaient de la chambre.

— C’est bien cela, commissaire, dit Mordent. Pendant la lutte, ils ont piétiné l’un contre l’autre, arc-boutés. Grimal était pieds nus, il n’a laissé aucune trace. Elle, oui. C’est infime, mais il y a une légère traînée de bleu.

— Vous en êtes certain, Mordent ?

— Ce n’est pas perceptible si on ne la cherche pas, mais c’est indiscutable quand on s’y attend. Venez voir vous-même, prenez le compte-fils. Sur ce vieux carrelage, ce n’est pas facile à voir.

Sous l’éclairage supplémentaire fourni par le technicien, Adamsberg, l’œil collé au compte-fils, examina la traînée de bleu laissée sur le carreau de terre cuite, longue de cinq à six centimètres. Une parcelle de cirage plus vive était mieux visible sur le joint. Une autre trace, plus petite, était décelable sur le carreau adjacent. Adamsberg revint silencieusement dans la salle à manger, le visage contrarié. Il ouvrit placards et buffets, passa dans la cuisine et, sur une tablette, trouva une boîte de cirage et un vieux chiffon.

— Estalère, dit-il, prenez cela. Allez jusqu’au mur nord, à l’endroit exact où elle est passée. Là, cirez bien les semelles de vos chaussures. Puis revenez jusqu’ici.

— Mais le cirage est marron.

— On s’en fout, Estalère. Allez-y.

Cinq minutes plus tard, Estalère entrait par la porte de la cuisine.

— Stop, brigadier. Ôtez vos chaussures et passez-les-moi.

Adamsberg examina les semelles à la lumière de la petite fenêtre puis, glissant sa main dans une des chaussures, l’appuya sur le sol en la faisant pivoter. Il examina la trace avec le compte-fils, recommença l’opération avec l’autre chaussure, et se redressa.

— Rien, dit-il, l’herbe trempée a tout lessivé. Il reste quelques taches de cirage sur la semelle, mais pas assez pour en déposer sur le carrelage. Vous pouvez vous rechausser, Estalère.

Adamsberg revint s’asseoir dans la salle, entouré de ses trois adjoints et d’Ariane. Ses doigts caressaient la toile cirée, semblant chercher à rassembler l’invisible.

— Cela ne va pas, dit-il. C’est trop.

— C’est trop de cirage ? demanda Ariane. C’est cela que tu veux dire ?

— Oui. C’est trop et c’est même impossible. Et pourtant, c’est bien son cirage. Mais il ne vient pas de ses semelles.

— Vous croyez qu’elle signe ? demanda Mordent, sourcils bas. Comme avec la seringue ? En étalant du cirage volontairement ? Pour laisser la marque de son sillage ?

— Pour nous entraîner dans un sillage. Pour nous guider.

— Jusqu’à ce qu’on se fourvoie, dit la légiste, les yeux à moitié clos.

— Exactement, Ariane. Comme le faisaient les naufrageurs en allumant de faux phares pour égarer les bateaux et les fracasser contre les rochers. C’est un faux phare qui nous attire au loin.

— Un phare qui entraîne continûment vers la vieille infirmière, dit Ariane.

— Oui. Et c’est ce que voulait dire Retancourt : « Dis-lui qu’on s’en fout. » Des chaussures bleues. On s’en fout.