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— Complète.

— C’était impossible que tu remarques sur une simple photo le détail des biseaux des mèches. Il était coiffeur, ton père ?

— Non, il était médecin. Cheveux coupés ou cheveux scalpés, je ne voyais pas en quoi cela pouvait changer ton enquête. Et je ne voulais pas causer d’ennuis à Ariane cinq ans avant sa retraite. J’ai pensé qu’elle s’était tout simplement trompée.

— Mais Retancourt s’est demandé comment Ariane Lagarde, la légiste la plus calée du pays, avait pu manquer cet élément. Cela lui semblait impossible qu’elle ne l’ait pas remarqué alors que tu l’avais vu sur une simple photo. Retancourt en a déduit qu’Ariane n’avait pas jugé bon de nous en parler. Et pourquoi ? En sortant de chez toi, elle a été la voir à la morgue. Elle l’a interrogée et Ariane a compris le danger. C’est dans un fourgon de la morgue qu’elle l’a transportée au hangar.

— Repasse-moi un coup de flotte.

Adamsberg essora le torchon sous l’eau froide et frotta violemment la tête de Romain.

— Il y a quelque chose qui ne colle pas, dit Romain, la tête encore sous le chiffon.

— Quoi ? dit Adamsberg en cessant la friction.

— J’ai eu mes premières vapeurs bien avant qu’Ariane ne prenne le poste à Paris. Elle était encore à Lille. Que dis-tu de cela ?

— Qu’elle est venue à Paris, qu’elle est entrée chez toi et qu’elle a remplacé tous tes stocks de trucs.

— De Gavelon.

— Oui, en glissant dans tes gélules un mélange de son choix, ou de sa composition. Ariane a toujours adoré les mélanges et les mixtures, tu le sais ? Ensuite, elle n’avait plus qu’à attendre à Lille que tu sois hors d’état de travailler.

— Elle te l’a dit ? Qu’elle m’avait envoyé dans les vapes ?

— Elle n’a pas encore prononcé un mot.

— Alors ? Comment peux-tu en être sûr ?

— Parce que c’est la première chose que Retancourt a essayé de me dire : Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause et mourir de plaisir. Ce n’est pas à cause de Camille ou de Corneille qu’elle a choisi ce vers, mais à cause de toi. Retancourt pensait à toi, à tes soupirs et tes vapeurs. Le Romain, c’est toi, épuisé par une femme.

— Pourquoi Retancourt a-t-elle parlé en vers ?

— À cause du Nouveau, son coéquipier Veyrenc. Il déteint, et surtout sur elle. Et parce qu’elle flottait dans des nuées de neuroleptiques, la renvoyant à l’âge de l’école. Lavoisier affirme qu’un de ses patients a passe trois mois à réviser ses tables de soustraction.

— Je ne vois pas le rapport. Lavoisier était chimiste, il est mort sous la guillotine en 1793. Frictionne encore.

— Je te parle du médecin qui nous a accompagnés à Dourdan, dit Adamsberg en secouant à nouveau la tête de Romain.

— Il s’appelle Lavoisier ? Comme Lavoisier ? demanda Romain d’une voix sourde, sous le torchon.

— Oui. Une fois qu’on comprenait que Retancourt voulait à toute force nous parler de toi, nous dire qu’une femme était la cause de tes soupirs, le reste venait tout seul. Ariane t’avait invalidé pour prendre ta place. Ni moi ni Brézillon n’avions demandé qu’elle te remplace. Elle avait postulé d’elle-même. Pourquoi ? Pour la gloire ? Elle l’avait déjà.

— Pour conduire l’enquête elle-même, dit Romain en sortant du torchon, les cheveux dressés sur la tête.

— Et pour me faire tomber par le même coup. Je l’avais humiliée, il y a très longtemps. Elle n’oublie rien, elle ne pardonne rien.

— Tu vas conduire l’interrogatoire ?

— Oui.

— Emmène-moi.

Cela faisait des mois que Romain n’avait pas eu la force de sortir de chez lui. Adamsberg doutait qu’il puisse seulement descendre ses trois étages pour atteindre la voiture.

— Emmène-moi, insista Romain. C’était mon amie. Je veux voir pour croire.

— D’accord, dit Adamsberg en soulevant Romain sous les bras. Accroche-toi à moi. Si tu t’endors à la Brigade, il y a des coussins de mousse là-haut. C’est Mercadet qui les a installés.

— Il bouffe des gélules à la fiente de grue, Mercadet ?

LXIII

Ariane se comportait de la manière la plus insolite qu’Adamsberg ait jamais vue chez un prévenu. Elle était assise de l’autre côté de son bureau, normalement posée face à lui, mais elle avait tourné sa chaise à quatre-vingt-dix degrés comme pour parler au mur, avec beaucoup de naturel. Adamsberg s’était donc avancé vers ce mur pour pouvoir lui faire face, mais elle avait à nouveau déplacé sa chaise à angle droit et regardé ailleurs, vers la porte. Ce n’était ni peur ni mauvaise volonté ni provocation de sa part. Mais, ainsi qu’un aimant en repousse un autre, l’approche du commissaire la faisait aussitôt pivoter dans une autre direction. Exactement comme ce jouet qu’avait eu sa sœur enfant, une petite danseuse qu’elle faisait tourner sur elle-même en en approchant un miroir. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris que des aimants répulsifs étaient dissimulés dans le socle de la danseuse — en collant rose — et derrière le miroir. Ariane était donc la danseuse, et il était le miroir. Surface réfléchissante qu’elle évitait à l’instinct pour ne pas voir Oméga dans les yeux d’Adamsberg. Il se trouvait donc contraint de tourner sans cesse dans la pièce pendant qu’Ariane, inconsciente de ce mouvement, parlait avec le vide.

Il était également évident qu’elle ne comprenait nullement ce qui lui était reproché. Mais, sans questionner ni se révolter, elle était docile et presque consentante, comme si une autre part d’elle-même savait parfaitement ce qu’elle faisait là et l’acceptait à titre provisoire, simple aléa du destin qu’elle maîtrisait. Adamsberg avait eu le temps de parcourir quelques chapitres de son livre et il reconnaissait dans cette attitude conflictuelle et passive les symptômes déconcertants des dissociés. Une fracture de l’être qu’Ariane connaissait si intimement qu’elle avait passé des années à l’explorer avec passion, sans comprendre que c’était son propre cas qui animait toute l’âme de sa recherche. Face à l’interrogatoire d’un flic, Alpha ne comprenait rien et Oméga se taisait, cachée, prudente, cherchant la conciliation et l’issue.

Adamsberg supposait qu’Ariane, otage de son incalculable orgueil, qui n’avait pas même pardonné l’offense des douze rats, n’avait pas enduré l’affront de la brancardière emportant son mari au su et au vu de tous. Cela ou autre chose. Un jour, le volcan avait explosé, libérant rage et châtiments en un train d’éruptions sans frein. Dont Ariane la légiste ignorait les déflagrations meurtrières. La brancardière était morte un an plus tard dans un accident de montagne, mais l’époux n’était pas pour autant revenu. Il avait trouvé une nouvelle compagne, décédée à son tour sur une voie ferrée. Meurtre après meurtre, Ariane était déjà en route vers son but ultime, la conquête d’une puissance supérieure à celle de toutes les autres femmes. Une domination éternelle qui lui épargnerait l’encerclement écœurant de ses semblables. Au cœur de cette course, la haine implacable des autres, que nul ne saurait jamais comprendre à moins qu’un jour Oméga ne la dise.

Mais Ariane avait dû ronger son frein pendant dix années, car la recette du De sanctis reliquis était formelle : Cinq fois vient le temps de jeunesse quand il te faudra l’inverser, hors de la portée de son fil, passe et repasse.