Et ce trésor constituait aussi l’unique preuve des meurtres. Ariane n’avouerait rien. La mixture, et la mixture seule, avec les cheveux de Pascaline et d’Élisabeth, les débris d’os de chat, d’homme, de cerf, démontrerait qu’Ariane avait suivi le ténébreux chemin du De reliquis. La récupérer était aussi décisif pour elle que pour le commissaire. Sans la médication, il n’avait guère moyen de soutenir l’accusation. Nuages accumulés par un pelleteux dérivant dans ses songes, dirait le juge, encouragé par Brézillon. Le Dr Lagarde était si célèbre que les fils réunis par Adamsberg ne pèseraient pas lourd.
— La mixture est donc bien chez toi, dit Adamsberg, sans quitter des yeux le visage tendu du médecin. Dans une planque certainement inaccessible aux gestes ordinaires d’Alpha. Tu la veux, je la veux. Mais c’est moi qui l’aurai. J’y mettrai le temps, je démonterai l’immeuble entier, mais je la trouverai.
— Comme tu veux, dit Ariane en soufflant la fumée, à nouveau indifférente et détendue. J’aimerais aller aux toilettes.
— Veyrenc, Mordent, accompagnez-la. Tenez-la ferme.
Ariane sortit du bureau, avançant lentement sur ses hautes chaussures, serrée par ses deux gardes du corps. Adamsberg la suivit des yeux, troublé par sa volte-face rapide, par le plaisir qu’elle semblait prendre à tirer sur sa cigarette. Tu souris, Ariane. Je te retire ton trésor et tu souris.
Je connais ce sourire. C’était le même, dans ce café du Havre, après avoir jeté ma bière. Le même, quand tu m’as convaincu de suivre l’infirmière. Le sourire du vainqueur face au futur perdant. Le sourire de tes triomphes. Je vais t’enlever ta foutue mixture et pourtant tu souris.
Adamsberg se leva d’un bond et tira Danglard par le bras.
LXIV
Derrière le commissaire, Danglard courait sans comprendre, les jambes engourdies de sommeil, le suivant jusqu’à la porte des lavabos, gardée par Veyrenc et Mordent.
— Allez-y, commandant, ordonna Adamsberg. La porte !
— Mais on ne peut pas… commença Mordent.
— Enfoncez la porte, nom de Dieu ! Veyrenc !
Le battant des toilettes céda en trois coups sous les épaules de Veyrenc et du commissaire. Charge des bouquetins, eut le temps de penser Adamsberg avant de saisir le bras d’Ariane et de récupérer un gros flacon de verre brun qu’elle serrait dans sa main. La légiste hurla. Et avec ce long cri, féroce et déchirant, Adamsberg comprit ce que pouvait être la véritable nature d’un Oméga. Il ne devait plus jamais l’entrevoir par la suite. Ariane perdit conscience et, quand elle se réveilla cinq minutes plus tard en cellule, Alpha avait repris le dessus, paisible et sophistiquée.
— La mixture était dans son sac, dit Adamsberg en regardant fixement la petite bouteille. Elle a puisé de l’eau au lavabo pour faire le mélange, elle allait le boire.
Il éleva la main et fit tourner avec précaution le flacon sous la lumière de la lampe, examinant son contenu épais, et les hommes contemplaient la bouteille un peu comme on regarde la sainte ampoule.
— Elle est intelligente, dit Adamsberg. Mais il y a en elle un fin sourire d’Oméga, un sourire de victoire et de ruse qu’elle maîtrise mal. Et elle a souri, une fois certaine que je croyais la mixture chez elle. C’est donc que le flacon était ailleurs. Sur elle, évidemment.
— Pourquoi ne pas l’avoir pris dans son sac ? dit Mordent. C’était risqué, la porte des toilettes est solide.
— Parce que je n’y ai pas pensé avant, Mordent, tout simplement. J’enferme le flacon dans le coffre. Je vous rejoins, on s’en va.
Une demi-heure plus tard, Adamsberg fermait la porte de sa maison à double tour. Il sortit délicatement le flacon brun de la poche de sa veste et le posa au centre de la table. Puis il vida une flasque de rhum dans l’évier, la rinça, y ficha un entonnoir et y versa lentement la moitié de la mixture. Demain, le flacon brun partirait au labo, il restait bien assez de médication pour effectuer les analyses. Personne n’avait pu voir, à travers le verre fumé, quel était le niveau exact du liquide, personne ne saurait qu’il en avait prélevé une bonne partie.
Demain, il irait voir Ariane dans sa cellule. Et il lui passerait discrètement la flasque. Ainsi la légiste coulerait-elle des jours sereins en prison, certaine d’y survivre assez longtemps pour poursuivre son œuvre. Elle avalerait cette saleté dès qu’il aurait le dos tourné et elle s’endormirait comme un démon repu.
Et pourquoi, se demanda Adamsberg en se relevant, enfournant les deux bouteilles dans sa veste, tenait-il à ce qu’Ariane coule des jours sereins ? Alors que son cri éraillé sonnait encore à ses oreilles, enflé de démence et de cruauté ? Parce qu’il l’avait un peu aimée, un peu désirée ? Même pas.
Il s’approcha de la fenêtre et regarda le jardin dans la nuit. Le vieux Lucio pissait sous le noisetier. Adamsberg attendit quelques instants et le rejoignit. Lucio regardait le ciel voilé, grattant sa piqûre.
— Tu ne dors pas, hombre ? demanda-t-il. Tu as fini la tâche ?
— Presque.
— Difficile, hé ?
— Oui.
— Les hommes, soupira Lucio. Et les femmes.
Le vieux s’éloigna vers la haie et revint avec deux petites bouteilles de bière fraîche, qu’il décapsula avec les dents.
— Tu ne dis rien à Maria, hein ? dit-il en en tendant une à Adamsberg. Les femmes se font toujours du mouron. C’est qu’elles aiment faire le travail à fond, comprends cela. Tandis que les gars, ça peut aller d’un côté et de l’autre, et puis bâcler, finir, ou tout laisser en plan. Au lieu qu’une femme, comprends cela, ça peut suivre sa même idée pendant des jours, des mois, et sans siffler une bière.
— Aujourd’hui, j’ai arrêté une femme juste avant qu’elle ne termine son boulot.
— Un gros boulot ?
— Gigantesque. Elle préparait une potion du diable qu’elle voulait à toute force avaler. Et j’ai pensé qu’il valait mieux qu’elle l’avale, en fin de compte. Pour que son travail soit à peu près fini. N’est-ce pas ?
Lucio vida sa canette d’un coup et jeta la bouteille par-dessus le mur.
— Bien sûr, hombre.
Le vieux rentra chez lui et Adamsberg pissa sous le noisetier. Bien sûr, hombre. Sinon, la piqûre la démangerait jusqu’à la fin de ses jours.
LXV
— C’est ici, Veyrenc, qu’on va finir l’histoire, dit Adamsberg en s’arrêtant sous un grand noyer.
Le surlendemain de l’arrestation d’Ariane Lagarde, et face au scandale que l’événement déclenchait, Adamsberg avait ressenti l’impérieux besoin d’aller tremper ses pieds dans l’eau du Gave. Il avait pris deux billets pour Pau et entraîné Veyrenc avec lui sans lui demander son avis. Ils étaient arrivés dans la vallée d’Ossau, et Adamsberg avait poussé son collègue par le chemin des rocailles, jusqu’à la chapelle de Camalès. À présent, ils débouchaient sur le Haut Pré. Etourdi, Veyrenc regardait le champ autour de lui, les cimes de la montagne. Il n’était jamais revenu sur ce pré.
— À présent que nous sommes libérés de l’Ombre, on peut s’asseoir sous celle du noyer. Pas trop longtemps, on sait qu’elle est fatale. Le temps d’en finir avec cette piqûre. Asseyez-vous, Veyrenc.
— Là où j’étais ?
— Par exemple.
Veyrenc franchit cinq mètres et s’installa en tailleur dans l’herbe.