C’était son premier véritable aperçu du nouveau monde. L’embouchure de la Tamise constituait, avec Londres, le territoire le plus peuplé d’Europe, le plus connu, le plus vu, le plus photographié. Pourtant, il n’en restait pas moins sauvage – prétentieux de sauvagerie, même. La rive lointaine était couverte d’une épaisse végétation étrangère, arbres-flûtes creux et roseaux qu’obscurcissaient les ombres grandissantes de cet après-midi froid. Leur étrangeté brûlait Guilford aussi violemment qu’un charbon ardent. Après ses innombrables lectures et rêveries, ils lui apparaissaient dans toute leur réalité et leur impossibilité ; il ne contemplait plus une illustration sur papier, mais une mosaïque vivante d’ombres, de lumière et de vent. L’eau tourna au vert à cause des faux lotus, dont les dômes feuillus dérivaient par grappes : une gêne pour la navigation, disait-on, surtout en été, lorsque les fleurs descendues des Cotswolds en paquets denses bloquaient les hélices des vapeurs. Le jeune homme vit Sullivan, sur le pont-promenade aux parois transparentes. Quoique le botaniste fût venu en Europe en 1918, prélever des échantillons à l’embouchure du Rhin, il n’était de toute évidence pas blasé pour autant ; il fixait sur ce qui l’entourait un regard d’une telle intensité qu’engager la conversation paraissait impensable.
Assez vite, des traces d’occupation humaine apparurent sur la berge, des cabanes grossières, une ferme abandonnée, une fosse à ordures fumante ; puis ce furent les faubourgs de Londres proprement dits, ce qui éveilla jusqu’à l’intérêt de Caroline.
La cité, assemblage disparate établi sur la rive nord, taillée dans la jungle par les soldats et les volontaires loyalistes que lord Kitchener avait rappelés des colonies, ne ressemblait guère au Londres de Christopher Wren : elle ne se distinguait pas des autres villes-frontières, agrégats enfumés de scieries, d’hôtels, de quais et d’entrepôts. Guilford reconnut la silhouette de son seul monument célèbre, une colonne de marbre d’Afrique du Sud, sculptée en mémoire des pertes de 1912. Le miracle n’avait pas été tendre avec l’humanité. Il avait remplacé la roche par la roche, la flore par une flore bizarre, la faune par une faune à peu près équivalente – mais nul n’avait jamais trouvé trace des populations humaines disparues ni d’autres espèces pensantes.
Dominant le pilier commémoratif, de grandes grues d’acier draguaient le port afin d’en améliorer les aménagements. Plus frappant encore, le squelette de la nouvelle cathédrale Saint-Paul se dressait à l’arrière-plan, à cheval sur ce qui devait être Ludgate Hill. Nul pont n’enjambait la Tamise, bien qu’on parlât d’en construire un ; toutes sortes de bacs se chargeaient de la circulation fluviale.
Lily tira son père par la manche.
« Regarde, papa, dit-elle, solennelle. Un monstre.
— Comment ça, Lil ?
— Regarde ! »
La fillette, les yeux écarquillés, tendait le doigt vers l’amont, par bâbord avant.
Guilford lui apprit le nom du monstre, alors même que les battements de son cœur s’accéléraient : un serpent de vase, voire un serpent d’eau, comme l’avaient baptisé les immigrants. Caroline lui prit l’autre bras bien serré, tandis que les bavardages s’interrompaient. Le serpent de vase leva la tête au-dessus de la proue du bateau en un mouvement étonnamment doux, compte tenu du fait que son crâne évoquait un coin émoussé de la taille d’un cercueil d’enfant attaché à un cou de six mètres de long. C’était un animal inoffensif, Guilford le savait – un placide mangeur de lotus, littéralement – mais d’une taille effrayante.
Sous la ligne de flottaison, il devait être ancré dans la vase. Ses pattes n’étaient que des crampons cartilagineux dépourvus d’os qui lui servaient à résister au courant. Des taches d’un vert d’algue se découpaient sur sa peau d’un blanc huileux. Fasciné, semblait-il, par l’activité humaine qui régnait sur la berge, il tourna tour à tour les deux yeux vers les grues du port, cligna des paupières et ouvrit la gueule sans produire un son. Puis, remarquant un conglomérat de lotus, il le goba d’un seul mouvement adroit avant de replonger dans la Tamise.
« Que le Seigneur nous vienne en aide, murmura Caroline en se cachant le visage contre l’épaule de son mari. Nous sommes arrivés en Enfer. »
Lily demanda si tel était bien le cas. Guilford l’assura que non ; ils se trouvaient tout simplement à Londres, la nouvelle Londres du nouveau monde, bien que l’erreur fût peut-être normale, devant le coucher de soleil criard, le port résonnant, le monstre des eaux et cetera.
Stevedores entreprit de décharger le bac, pendant que Finch, Sullivan et les autres membres de l’expédition se rendaient à l’Imperial, le plus grand hôtel de la ville. Guilford, qui quittait le port en compagnie de Caroline et de Lily, jeta aux carreaux entourés de plomb et aux balcons en fer ouvragé de l’établissement un regard de regret. La famille Law avait emprunté un taxi londonien, une carriole au toit de tissu et à la suspension médiocre, pour se rendre chez l’oncle de Caroline, Jered Pierce. Ses bagages suivraient le lendemain matin.
Un allumeur de réverbères parcourait les rues obscures au milieu d’une foule bruyante. Le photographe se fit la réflexion que, si ce ramassis de marins et de femmes braillardes était représentatif de la population, il ne devait pas subsister grand-chose de la célèbre bienséance britannique. Londres était de toute évidence une ville-frontière, habitée pour l’essentiel par les membres les plus frustes de la flotte royale. On y manquait peut-être de charbon et de pétrole, mais les tavernes paraissaient y faire de l’or.
Lily, posant la tête sur les genoux de son père, ferma les yeux. Caroline, elle, restait vigilante. Elle saisit la main de Guilford pour l’étreindre avec force.
« D’après Liam, ce sont de braves gens, mais je ne les ai jamais vus. »
Elle pensait à son oncle et à sa tante.
« Ce sont des parents. Je ne doute pas qu’ils soient très gentils. »
Le magasin des Pierce, sis dans Market Street, une rue commerçante brillamment éclairée, n’en semblait pas moins comme le reste de la ville construit de bric et de broc, délabré. Jered, l’oncle de Caroline, bondit du seuil pour serrer la jeune femme dans ses bras, secoua avec vigueur la main de Guilford puis souleva Lily de terre, afin de l’examiner tel un sac de farine d’une qualité exceptionnelle. Enfin, il introduisit les arrivants dans la bâtisse, où ils grimpèrent l’escalier de fer menant à l’appartement, au-dessus de la boutique. Les petites pièces n’étaient que peu meublées, mais un poêle à bois les réchauffait, et une nouvelle tournée de baisers y attendait les Law, dispensée par la femme de Jered, Alice. Guilford, souriant, laissa Caroline faire la majeure partie de la conversation. La terre ferme enfin retrouvée, il se sentait épuisé. Lorsque Jered jeta dans le feu une bûche creuse, le jeune homme remarqua qu’en Darwinie, même le feu de bois avait une odeur particulière : il dégageait un parfum à la fois âcre et doux, un peu comme le chanvre indien ou l’essence de rose.
Au moment du miracle, la famille Pierce avait été très dispersée. Caroline s’était trouvée à Boston, en compagnie de Liam, le frère de Jered ; ses parents en Angleterre, au chevet de son grand-père agonisant ; Jered et Alice au Cap, qu’ils avaient habité jusqu’aux émeutes de 1916. Cette année-là, en août, ils avaient mis à la voile pour l’Angleterre, où un prêt généreux de Liam leur permettrait d’ouvrir une épicerie-quincaillerie. C’étaient tous deux des gens durs à la peine, pour lesquels Guilford se prit aussitôt d’amitié.