Lily alla se coucher la première, dans une chambre d’amis si minuscule qu’elle pouvait tout juste prétendre au titre de placard. Guilford et Caroline étaient installés à l’autre extrémité du couloir. Leur lit en cuivre à colonnes se révéla extraordinairement confortable. La famille Pierce avait sur la fabrication des matelas les idées beaucoup plus larges que les fournisseurs parcimonieux de l’Odense. Comme il risquait de passer bientôt un long moment sans connaître couche aussi civilisée, Guilford s’était promis d’en profiter, mais à peine avait-il fermé les yeux qu’il sombrait dans le sommeil. Puis, bien trop tôt, ce fut le matin.
L’expédition Finch attendit à Londres une deuxième cargaison de matériel, dont cinq embarcations Stone-Galloway de six mètres de long, à fond plat et moteur extérieur, qui devaient arriver par le bateau suivant en provenance de New York. Guilford passa deux jours dans un obscur bâtiment des douanes à établir un inventaire, tandis que Preston Finch se chargeait de remplacer l’équipement manquant ou abîmé – une poulie, une toile goudronnée, une presse à feuilles.
Ensuite, le jeune homme se trouva libre de rester en compagnie de sa famille. Il donna un coup de main au magasin ; il regarda Lily dévorer ses œufs au petit déjeuner, ses saucisses au dîner et beaucoup trop de gâteaux secs ; il admira le certificat de Volontaire de l’Empire, signé de la main même de lord Kitchener, accroché en bonne place dans le salon. Le moindre Anglais revenu au pays en possédait un, mais Jered, qui prenait ses devoirs de volontaire très au sérieux, parlait sans la moindre ironie de reconstruire l’Empire.
Tout cela, bien qu’intéressant, n’appartenait pas à l’Europe que Guilford brûlait de découvrir – le nouveau monde brut, vierge de toute intervention humaine. Il finit par expliquer à Jered qu’il eût volontiers consacré une journée à l’exploration de la ville.
« J’ai bien peur qu’il n’y ait pas grand-chose à voir, répondit son compagnon. La promenade de Candlewick à Saint-Paul est agréable, quand il fait beau, de même que Thames Street, derrière les quais. Plus à l’est, les rues sont de véritables bourbiers. Et ne vous approchez pas des clairières.
— La boue ne me dérange pas, affirma Guilford. Je vais sans doute en voir mon content dans les mois qui viennent. »
Jered fronça les sourcils, mal à l’aise.
« Sans doute », acquiesça-t-il.
Le jeune homme laissa derrière lui les étalages du marché ainsi que le port retentissant. Le soleil du matin brillait, radieux, l’air était d’une fraîcheur délicieuse. Chevaux et charrettes ne manquaient pas, mais les automobiles s’avéraient rares. Le génie civil de Londres était encore à l’état d’ébauche : dans les quartiers les plus récents couraient des égouts à ciel ouvert. Un chariot de nettoiement empestant les ordures, tiré par deux bidets[1] ensellés, descendit Candlewick Street à grand bruit. Certains Londoniens nouaient des mouchoirs blancs sur leur nez et leur bouche, pour une raison que Guilford avait découverte aussitôt après l’accostage du bac : la ville répandait par moments une odeur épouvantable, remugles d’excréments animaux et humains mêlés à la fumée de charbon et aux répugnantes exhalaisons du moulin à papier installé sur l’autre rive du fleuve.
Toutefois, c’était aussi une cité chaleureuse, vivante, où les passants se saluaient gaiement. Guilford s’octroya un en-cas dans un pub de Ludgate, d’où il ressortit délassé en plein soleil. Au-delà de la nouvelle cathédrale Saint-Paul, la ville se réduisait à des cabanes de papier goudronné, puis à des clairières où se dressaient des fermes et, enfin, à des lambeaux de forêt sauvage. La route n’était plus qu’un chemin de terre creusé d’ornières ; des arbres-mosquées ombrageaient l’herbe de leurs couronnes verdoyantes, tandis que l’air devenait soudain plus frais.
L’explication la plus communément acceptée, en ce qui concernait le miracle, était qu’il s’agissait tout simplement de cela : une intervention divine à une échelle colossale. Preston Finch y croyait, alors qu’il n’avait rien d’un idiot. D’ailleurs, il fallait le reconnaître, l’argument était inattaquable. Un événement avait eu lieu, en contradiction avec tout ce qu’on considérait d’une manière générale comme les lois naturelles ; il avait fondamentalement transformé en une seule nuit une généreuse portion de la planète. Les seuls précédents étaient bibliques. Après la conversion de l’Europe, qui pouvait douter du Déluge, par exemple, surtout lorsque des naturalistes tels que Finch étaient prêts à en arracher la preuve aux annales géologiques ? L’homme proposait, Dieu disposait ; Ses motivations étaient peut-être obscures, Sa signature n’en restait pas moins évidente.
Pourtant, Guilford, environné de plantes étrangères qui se balançaient doucement, ne parvenait pas à croire qu’elles n’avaient pas une histoire.
Certes, l’Europe avait été recréée en 1912 ; certes encore, ces arbres mêmes étaient apparus en une nuit, de huit ans plus jeunes qu’il ne les découvrait à présent. Ils n’avaient cependant pas l’air récents. Ils produisaient des graines (ou, plus précisément, des spores, dites germinae dans la nouvelle taxonomie), ce qui impliquait un héritage, une histoire, une descendance, voire une évolution. Lorsqu’on les coupait, on ne découvrait pas seulement huit anneaux de croissance, loin de là. Quant à ces anneaux, leur épaisseur variable témoignait des températures et de l’ensoleillement saisonniers variés qui leur avaient donné naissance… des températures et un ensoleillement que ces plantes avaient connus avant d’apparaître sur Terre.
Alors, d’où venaient-elles ?
Guilford s’arrêta au bord de la route, à l’endroit où poussait un bouquet de fleurs des fossés qui lui arrivaient presque à l’épaule. Un filaiguille rampait dans un bourgeon en forme de coupe, parmi des hampes staminées bleues. Le moindre mouvement de l’insecte se traduisait par le relâchement, dans l’air printanier adouci, d’un minuscule nuage de poussière germinale. Qualifier cela de « surnaturel » revenait à nier l’idée même de nature.
D’un autre côté, une intervention divine était-elle limitée ? Non, sans doute. Si le Créateur de l’Univers désirait donner à une de Ses créations l’apparence d’une histoire, il le ferait, tout simplement ; la logique humaine devait être le cadet de Ses soucis. En fait, Il pouvait aussi bien avoir créé le monde la veille, l’avoir modelé à partir de poussière stellaire et de volonté divine, sans oublier d’y ajouter les souvenirs humains. Qui eût pu le dire ? César et Cléopâtre avaient-ils réellement existé ? Et les disparus de la conversion ? Si le miracle avait enveloppé la planète entière, la réponse eût forcément été non – non à la réalité de Guilford Law, de Woodrow Wilson, d’Edison, de Marconi ; de Rome, de la Grèce, de Jérusalem ; de l’homme de Neandertal. Ainsi que d’Adam et Ève.
Dans ce cas, songea Guilford, la Terre est un asile de fous. La véritable compréhension d’un phénomène, quel qu’il fût, était impossible à jamais… sauf, peut-être, pour Dieu.
Alors autant baisser les bras. La connaissance s’avérant au mieux provisoire, la science devenait sans but. Mais le jeune homme se refusait à le croire.
Une odeur de fumée le tira de ses réflexions philosophiques et de la contemplation des fleurs. Il grimpa une colline à la pente douce, jusqu’à une clairière où des arbres-mosquées et arbres-cloches, coupés, avaient été entassés avec des broussailles sèches puis enflammés. Un groupe d’ouvriers noirs de suie surveillait les foyers depuis le bord de la route.