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Un homme massif, en combinaison et vareuse – sans doute le chef d’équipe –, écarta l’arrivant d’un geste impatient.

« Je regrette, mais ça vient juste de prendre. Restez derrière nous ou faites demi-tour. Si ça se trouve, il en passera un ou deux.

— Un ou deux quoi ? » interrogea Guilford.

La question provoqua un éclat de rire général. Une demi-douzaine d’ouvriers étaient armés de gros pieux en bois à l’extrémité émoussée.

« Vous êtes américain ? » demanda le contremaître.

Le visiteur l’admit volontiers.

« Vous ne devez pas être dans le coin depuis bien longtemps.

— Non, en effet. De quoi suis-je censé me méfier ?

— Des ensouchés, nom de Dieu. Regardez-moi ça, vous n’avez même pas de bottes ! Ne vous approchez pas des clairières si vous n’êtes pas équipé pour. Tant qu’on coupe et qu’on empile, ça va encore, mais dès qu’on met le feu, ça les fait sortir. Restez derrière les bâtonniers jusqu’à ce que le flot tarisse, et tout ira bien. »

Guilford alla se poster à l’endroit que lui indiquait son interlocuteur, derrière la ligne irrégulière d’ouvriers qui séparait la clairière du chemin. Le soleil était chaud, la fumée épaisse à en devenir étouffante lorsque le vent tournait. Le jeune homme commençait à se demander s’il allait attendre là tout l’après-midi, quand un des travailleurs s’écria : « ’Tention ! » et se figea face à l’éclaircie, les jarrets tendus, tenant d’une main ferme son pieu émoussé.

« Ces saletés vivent sous terre, expliqua le chef d’équipe. Elles sortent parce qu’elles sont en train de cuire. Il ne faut pas se trouver sur leur chemin. »

Devant ses subordonnés, Guilford devina un mouvement sur la terre brûlée. Les ensouchés, si sa mémoire ne le trompait pas, étaient des insectes fouisseurs, de la taille de gros scarabées, vivant en colonies qui s’établissaient souvent parmi les racines des vieux arbres-mosquées. Ils ne posaient en général pas de problème, mais devenaient agressifs quand on les provoquait. Et leur venin était extrêmement toxique.

La clairière devait abriter une douzaine de nids florissants.

Les insectes jaillissaient de terre en masse pour se répandre entre les feux, dans les espaces dégagés fumants, telle une huile noire luisante. La terre dégorgea ainsi plusieurs colonies bien distinctes qui virèrent, se heurtèrent, pivotèrent dans toutes les directions. Les bâtonniers se mirent à marteler le sol avec ensemble, soulevant des nuages de poussière et de cendres, hurlant comme des fous. Le contremaître empoigna fermement Guilford par le bras.

« Ne bougez pas ! rugit-il. Ici, vous êtes en sécurité. Ils s’en prendraient bien à nous, mais ce qui les intéresse le plus, c’est d’éloigner leurs sacs d’œufs des flammes. »

Les hommes, équipés de hautes bottes, continuèrent à battre la terre jusqu’à ce que les insectes leur prêtent attention. Les colonies contournaient les broussailles en feu tels des cyclones vivants, si serrées que le sol en devenait invisible, puis, tournant le dos à l’agitation, elles s’engouffrèrent dans les ombres de la forêt comme l’eau se déversant d’une mare.

« Une colonie sans abri ne survit pas longtemps. Les serpents, les pseudo-souris, les faucons des bois, tout ce qui supporte le poison de ces bestioles s’en prend à elles. On va entretenir le feu un jour ou deux. Revenez d’ici une semaine, vous ne reconnaîtrez pas les lieux. »

Le travail se poursuivit jusqu’à ce que la dernière des créatures eût disparu. Les hommes s’appuyèrent sur leurs bâtons, épuisés, haletants, mais soulagés. Les insectes avaient laissé leur odeur derrière eux, dans l’air enfumé ; un arôme piquant de moisi ou d’ammoniaque. En s’essuyant le nez du dos de la main, Guilford s’aperçut qu’il était tout barbouillé de suie.

« La prochaine fois que vous sortirez de la ville, équipez-vous en conséquence. On n’est pas à New York. »

Il eut un faible sourire.

« Je commence à m’en rendre compte.

— Vous comptez rester longtemps ?

— Quelques mois. Ici et sur le continent.

— Le continent ! Tout ce que vous y trouverez, c’est la jungle et une poignée d’Américains complètement fous, si je puis me permettre.

— Je fais partie d’une expédition scientifique.

— Eh bien, j’espère que vous n’irez pas vous balader avec le genre de bottines que vous portez en ce moment. Les bestioles vous tueront et vous boufferont tout crus.

— Je crois que nous nous baladerons un peu quand même. »

Guilford fut heureux de regagner la maison des Pierce, de se laver et de passer la soirée dans la clarté huileuse de la lampe à pétrole. Après un dîner généreux, Caroline et Alice disparurent dans la cuisine, Lily fut envoyée au lit, et Jered tira de son étagère un ouvrage relié cuir, un atlas de la vieille Europe, celle des nations et des têtes couronnées. Il ne s’était écoulé que huit ans depuis son impression, en 1912, mais ses diagrammes d’une souveraineté imposée à la terre comme par le caprice d’un dieu fou n’avaient plus aucun sens. Les hommes s’étaient fait la guerre pour ces lignes, qui n’étaient plus que géométrie, composantes d’une mosaïque de rêve.

« Les choses n’ont pas changé autant qu’on pourrait le croire, déclara Jered. Les gens sont attachés à leurs origines. Vous avez entendu parler des partisans… »

Les partisans étaient des bandes de nationalistes – des hommes rudes, revenus des colonies afin de revendiquer leurs droits sur des territoires qu’ils considéraient toujours comme français, allemands ou espagnols. La plupart disparaissaient dans l’arrière-pays darwinien, y survivant tant bien que mal ou s’y faisant dévorer par les bêtes sauvages. D’autres pratiquaient le banditisme, prenant pour proie les immigrants, qu’ils traitaient d’envahisseurs. Ils représentaient certes une menace potentielle – le long des côtes, la piraterie, encouragée par divers dirigeants européens en exil, rendait l’approvisionnement problématique. Toutefois, ils n’avaient pas plus que les autres colons pénétré l’intérieur vierge du continent.

« Je n’en suis pas si sûr, répondit Jered à cette remarque. Ils ont de bonnes armes, du moins certains, et j’ai entendu dire qu’il leur arrivait d’attaquer les mineurs indépendants de la Sarre. Et puis ils n’aiment pas les Américains. »

Guilford ne se laissa pas démonter. Donnegan et ses compagnons n’avaient guère rencontré, dans le Bassin aquitain, que quelques partisans en loques menant une existence de sauvages. L’expédition Finch accosterait à l’embouchure du Rhin, en territoire américanisé, puis remonterait le fleuve tant qu’il resterait navigable, si possible au-delà des chutes et jusqu’au lac de Constance. Ensuite, elle chercherait dans les Alpes une passe navigable, au niveau des anciennes voies romaines.

« Ambitieux, commenta Jered d’un ton égal.

— Nous sommes bien équipés.

— Vous ne pouvez anticiper tous les dangers…

— C’est exact. Des gens traversent les Alpes depuis des siècles. Ce n’est pas si difficile, en été. Mais pas ces Alpes-là. Qui sait en quoi elles ont changé ? Nous avons bien l’intention de le découvrir.

— Vous n’êtes que quinze.

— Nous remonterons le Rhin le plus loin possible en vapeur. Ensuite, nous aurons nos bateaux à fond plat ou nous irons à pied.

— Il vous faudra un guide qui connaisse le continent. Le peu qui en soit connu.

— Il y a des trappeurs et des coureurs des bois à Jeffersonville. Ils sont là depuis le miracle ou presque.