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— Caroline m’a dit que vous étiez photographe.

— En effet.

— C’est la première fois que vous partez en expédition ?

— Sur le continent, oui, mais l’an dernier, j’ai exploré la vallée de la Gallatin avec Walcott. Je ne suis pas dépourvu d’expérience.

— Vous avez obtenu ce poste grâce à Liam ?

— En partie, oui.

— Il était sans doute persuadé de faire pour le mieux, seulement entre lui et nous, il y a l’Atlantique. Et son argent. Peut-être ne se rend-il pas compte de la situation où il vous a placé. Les passions sont exacerbées, sur le continent. Oh, je connais la doctrine de Wilson : l’Europe est une terre vierge ouverte à tous, etc. C’est une idée qui ne manque pas de noblesse – même si je suis content que l’Angleterre ait été de taille à s’imposer comme exception. Malheureusement, il vous a fallu couler quelques bateaux militaires français et allemands pour obtenir la reddition des derniers gouvernants. Et malgré tout… » Jered entreprit de bourrer sa pipe. « Vous allez au-devant des ennuis. Je ne suis pas sûr que Liam l’ait compris.

— Je n’ai pas peur.

— Caroline a besoin de vous. Lily aussi. Il n’y a pas de honte à se protéger et à protéger sa famille. » Il se pencha vers le jeune homme. « Vous pouvez rester ici le temps qu’il faudra. J’écrirai à Liam pour lui expliquer. Réfléchissez-y, Guilford. » Puis, à voix plus basse : « Je ne veux pas que ma nièce se retrouve veuve. »

À cet instant, Caroline franchit la porte de la cuisine. Ses beaux cheveux décoiffés, elle fixa sur son mari un regard solennel, avant de monter une à une les mèches des lampes jusqu’à ce que la pièce flamboyât de lumière.

IV

Séjourner chez les Sanders-Moss équivalait à se faire retirer les testicules. Les femmes traitaient Vale comme un animal familier ; les hommes comme un eunuque.

Cela n’avait rien de flatteur, mais rien non plus d’inattendu. Le spirite s’était introduit dans la maison en tant qu’eunuque, par la petite porte, parce qu’aucune autre ne lui était ouverte. Avec le temps, il en viendrait à posséder toutes les clés. Il détruirait le palais, si le cœur lui en disait. Le harem serait sien, et les princesses se disputeraient ses faveurs.

Cette nouvelle soirée célébrait un événement que Vale s’était empressé d’oublier : un anniversaire, une commémoration quelconques. Il n’aurait pas de toast à porter, si bien que sa distraction n’avait aucune importance. Ce qui en avait, c’était qu’une fois de plus Eleanor l’avait convié à une de ses réceptions ; qu’elle le pensait raisonnablement excentrique, capable de charmer sans embarrasser. En d’autres termes, d’éviter de trop boire, de courtiser les femmes, de traiter les puissants en égaux.

Durant le repas, assis à la place qui lui avait été assignée, il raconta à la fille d’un membre du Congrès et à un jeune administrateur de la Smithsonian Institution des histoires de tables tournantes et de manifestations spirites, anodines car drôles et de seconde main. Le spiritisme était une hérésie, en ces temps de récente piété, mais une hérésie américaine, plus acceptable que le catholicisme, par exemple, avec ses messes latines et ses papes européens disparus. Ensuite, son rôle d’attraction rempli, Vale se contenta d’écouter, souriant, les conversations qui suivaient leur cours malgré son imperceptible présence, telle une rivière malgré un rocher.

Le plus difficile, du moins au début, avait été de garder contenance au milieu de tout ce luxe. Non que le luxe lui fût totalement étranger. Il avait été élevé dans un foyer plutôt aisé d’Angleterre – dont il était tombé à l’instar d’un ange rebelle. Il reconnaissait une fourchette normale d’une fourchette à dessert. Mais il avait depuis dormi sous bien des ponts glaciaux, et la propriété des Sanders-Moss était plus grandiose que tout ce dont il se souvenait. Lumière électrique et domesticité ; lamelles de bœuf fines comme du papier ; mouton en sauce à la menthe.

Le service était assuré par Olivia, une jolie Noire fort timide, à la coiffe perpétuellement de guingois. Vale avait insisté auprès d’Eleanor pour éviter à la jeune femme d’être punie, une fois la robe de baptême rendue à sa légitime propriétaire. Il poursuivait ce faisant deux buts distincts : mettre en évidence sa propre bonté et s’attirer les bonnes grâces des domestiques, ce qui ne pouvait pas nuire. Olivia ne l’en évitait pas moins obstinément ; de toute évidence, elle le considérait comme un esprit mauvais. En quoi elle n’était pas loin de la vérité, bien que Vale eût argumenté en ce qui concernait le qualificatif. L’Univers était aligné sur des axes plus complexes que cette pauvre Olivia, dans sa simplicité, ne le saurait jamais.

Elle apportait à présent les desserts. La conversation roula sur l’expédition Finch, qui se préparait à traverser la Manche depuis l’Angleterre. La fille du membre du Congrès, assise à la gauche de Vale, trouvait cela aussi courageux que fascinant. Le jeune administrateur de mollusques, ou d’autre chose, estimait que les explorateurs seraient plus en sécurité sur le continent qu’en Grande-Bretagne.

Son interlocutrice n’était pas d’accord.

« C’est de l’Europe proprement dite qu’ils devraient avoir peur. » Elle eut un charmant froncement de sourcils. « Vous savez ce qu’on en raconte. Ce qui y vit est toujours affreux, et presque toujours mortel.

— Pas autant que l’être humain. »

Le fonctionnaire jouait les cyniques, sans doute dans l’espoir de paraître plus que son âge.

« Ne soyez pas choquant, Richard.

— Il n’y a pas non plus grand-chose d’aussi affreux.

— Ils ont du courage.

— Certes, mais à leur place, je m’inquiéterais plus des partisans. Voire des Anglais.

— Nous n’en sommes pas là.

— Pas encore. Mais les Anglais ne nous aiment pas. Kitchener soutient les partisans, vous savez.

— Ce n’est qu’une rumeur, vous ne devriez pas la répandre.

— Ils mettent notre politique européenne en danger.

— Nous discutions de l’expédition Finch, pas des Anglais.

— Preston Finch est sans doute capable de remonter un fleuve, mais je vous prédis que la poudre lui fera courir davantage de risques que les rapides. Ou les monstres.

— On ne dit pas les monstres, Richard.

— Les fléaux de Dieu.

— Je frissonne rien que d’y penser. Après tout, les partisans, eux, sont humains.

— Charmante enfant. Mais je suppose que le professeur Vale n’aurait plus qu’à fermer boutique si les femmes n’aimaient pas tant le romanesque. N’est-ce pas, professeur Vale ? »

L’interpellé se fendit de son sourire le plus onctueux.

« Les femmes discernent mieux l’infini, affirma-t-il. Peut-être en ont-elles moins peur.

— Ah ! » La jeune fille rougit de bonheur. « L’infini, Richard. »

Vale regretta de ne pouvoir le lui montrer. Ses beaux yeux seraient réduits en cendres. Sa chair se détacherait de son crâne.

Après le repas, les hommes se retirèrent dans la bibliothèque pour y prendre le digestif, laissant le spirite au milieu de la gent féminine. Ces dames parlèrent de leurs neveux militaires, affligés de problèmes de communications, ainsi que de leurs maris, qui travaillaient tard au ministère. Bien que ces auspices eussent une certaine résonance, Vale se découvrit incapable d’en pénétrer la signification profonde. La guerre ? Avec l’Angleterre ? Ou peut-être le Japon ? Cela semblait bien improbable… mais depuis la mort de Wilson, Washington était un puits moussu, obscur et souvent empoisonné.