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Sollicité pour sa sagesse, le spirite se cantonna à des prédictions de salon. Chats perdus et enfants égarés ; terreurs de la fièvre jaune, de la poliomyélite, de la grippe. Ces visions bénignes n’avaient pas grand-chose de surnaturel. Il se chargeait des questions d’ordre privé à son cabinet, où, il lui fallait bien l’admettre, sa clientèle s’était considérablement étoffée dans les deux mois qui avaient suivi sa première rencontre avec Eleanor. Il était en bonne voie de devenir le confesseur de toute une génération d’héritières vieillissantes et prenait des notes soigneuses.

La soirée s’éternisait, guère prometteuse : cette nuit, il ne confierait à son journal qu’une maigre récolte. Pourtant, il se trouvait bien là où il devait se trouver. Et pas seulement pour augmenter ses revenus, quoique ce fût un effet secondaire bienvenu. Il obéissait à un instinct plus profond, qui ne lui appartenait peut-être pas vraiment. Son dieu voulait qu’il restât là.

Les dieux sont obéis car telle est la nature même de la divinité, songea Vale. Être obéie. Le reste ne fait que suivre.

Alors qu’il se préparait à partir, son hôtesse entraîna dans sa direction un autre invité, de toute évidence plutôt ivre.

« Professeur Vale ? Monsieur est le professeur Randall. Vous avez été présentés, je suppose ? »

Le spirite serra la main du vieillard aux cheveux blancs. Parmi la pléthore d’universitaires et de fonctionnaires inexistants que collectionnait Eleanor, qui était celui-là ? Randall… Ah, quelque chose au musée d’Histoire naturelle, un conservateur de… n’était-ce pas de paléontologie ? Une science orpheline.

« Raccompagnez-le jusqu’à son automobile, je vous en prie, poursuivit Eleanor. Suivez le professeur Vale, Eugene. Marcher un peu dans le parc vous aidera à vous éclaircir les idées. »

L’air nocturne avait un parfum de fleurs et de rosée, du moins lorsque le vieil homme se trouvait sous le vent. Vale, en l’observant plus attentivement, eut l’impression de discerner de pâles structures sous sa surface corporelle. Les excroissances coralliennes de l’âge (peau parcheminée, articulations arthritiques) obscurcissaient l’âme enfouie dans cette enveloppe. Si les paléontologues possédaient une âme.

« Finch est fou, murmura Randall, poursuivant quelque conversation interrompue. S’il s’imagine… s’il s’imagine prouver…

— Il n’y a rien à prouver ce soir, monsieur. »

Il s’ébroua puis se tourna vers son compagnon, les yeux plissés, le voyant peut-être pour la première fois.

« Ah, tiens. Vous êtes le diseur de bonne aventure, c’est ça ?

— En un sens.

— Vous voyez l’avenir, paraît-il ?

— À travers un prisme, acquiesça Vale. Mal.

— L’avenir du monde ?

— Plus ou moins.

— Je pense à l’Europe, reprit Randall. Une Europe si corrompue qu’elle a été rejetée dans le creuset de la Création pour y être refondue. Aussi extirpons-nous les graines de l’européanisme partout où nous les trouvons, quoi que cela puisse signifier. Hypocrisie pure et simple, évidemment. Marotte politique. Vous voulez voir l’Europe ? » Il engloba d’un geste de la main la demeure à colonnades blanches des Sanders-Moss. « La voilà ! La cour de Versailles. Ou l’équivalent. »

Les astres étincelaient sur fond de ciel printanier. Vale percevait depuis peu dans les cieux étoilés une profondeur, un lointain, des plans successifs qui évoquaient pour lui des forêts et des prairies, voire les fourrés entremêlés où se tapissent les prédateurs. Ce qui était dessus était comme ce qui était dessous.

« Les apôtres de la Création, y compris Finch, ne parlent que de ça, reprit Randall. Tout le monde aimerait y croire, bien sûr, mais il n’y a pas d’empreintes sur les fossiles. Je suppose que le Déluge les a effacées. »

De toute évidence, il n’aurait pas dû s’exprimer ainsi. L’opinion avait évolué, depuis le miracle, faisant des hommes tels que lui des sortes de fossiles – des mammouths laineux emprisonnés dans une aire glaciaire. Toutefois, Randall, le collectionneur d’ossements, ne pouvait pas savoir que Vale était un collectionneur d’indiscrétions.

Qui serait prêt à payer pour savoir ce que le paléontologue pensait de Finch ? Dans quelle monnaie, et quand ?

« Excusez-moi, dit le conservateur. Je ne vois pas pourquoi ces histoires vous intéresseraient.

— Au contraire. » Vale se promenait avec sa proie dans la nuit humide de rosée. « Elles m’intéressent énormément. »

V

À peine arrivées de New York, les embarcations à fond plat furent transférées sur l’Argus, un vapeur qui effectuait la traversée de la Manche. Guilford, Finch, Sullivan et le géomètre, Chuck Hemphill, en supervisèrent le chargement, ennuyant à ce point le capitaine du navire qu’il finit par les reléguer sur le quai goudronné. Le soleil printanier dorait tout le port, enjolivant les planches bitumineuses ; des tas de faux lotus pourrissaient contre les piles ; des mouettes tournoyaient au-dessus des têtes. Elles avaient été parmi les premiers immigrants terrestres à aborder la Darwinie, suivies dans l’ordre par l’homme, le blé, l’orge, la pomme de terre, la flore sauvage (salicaire commune et liseron), le rat, le bétail, le mouton, le pou, la puce, le cafard – bref, le bric-à-brac biologique des colonies côtières.

Preston Finch se tenait sur le quai, les mains derrière le dos, le visage ombragé par son casque colonial. Pour Guilford, Finch représentait un paradoxe : c’était un explorateur recuit, robuste malgré son âge, au courage et à l’intelligence indéniables. Toutefois, sa géologie biblique, si à la mode qu’elle fût dans l’ébranlement nerveux suscité par le miracle, mêlait demi-vérités, raisonnements douteux et protestantisme mélancolique en un brouet indigeste, quoique assaisonné de théories sur la sédimentation et de citations de Berkeley. En outre, Finch refusait de discuter ses opinions et ne supportait pas les critiques de ses pairs, sans parler de celles d’un simple photographe. Quel effet cela pouvait-il bien faire d’avoir le crâne empli d’une construction aussi baroque ? d’une cathédrale si étrange, si solide, pourtant, si bien défendue ?

John Sullivan, l’autre éminence grise de l’expédition, s’appuyait au mur d’un entrepôt, les bras croisés, un léger sourire aux lèvres sous son grand chapeau de paille. Finch et Sullivan n’étaient plus jeunes, mais le second souriait – là résidait la différence.

Une fois la dernière caisse descendue dans la cale de l’Argus, Finch signa le manifeste que lui présenta le capitaine suant. L’acte avait quelque chose de définitif. Le navire lèverait l’ancre au matin.

Sullivan toucha l’épaule de Guilford.

« Si vous avez une minute, Mr. Law, j’aimerais vous montrer quelque chose qui pourrait vous intéresser. »

Musée des Horreurs, annonçait la plaque apposée au-dessus de la porte.

La construction, guère plus imposante qu’une cabane, était cependant ancienne, du moins pour Londres. Peut-être même s’agissait-il d’un des premiers bâtiments permanents érigés sur les rives marécageuses de la Tamise. Elle semblait avoir été utilisée puis abandonnée à de multiples reprises.

« C’est là ? » s’enquit Guilford.

Ils se trouvaient non loin des quais, derrière des bouges en brique, dans des ruelles sombres à l’atmosphère stagnante.

« Trois sous pour voir les monstres », sourit Sullivan. Son accent traînant, venu tout droit de l’Arkansas, évoquait dans sa bouche Oxford. Du moins Oxford tel que Guilford l’imaginait. « Le propriétaire a beau être un ivrogne, il possède un spécimen intéressant. »