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Le « propriétaire », un homme maussade qui empestait le gin, ouvrit la porte en réponse à ses coups, prit son argent d’une main sale puis s’évapora sans un mot derrière un rideau de toile, laissant les visiteurs scruter les trophées naturalisés dispersés sur les étagères grossières d’une salle exiguë. L’exposition des petites pièces était légitime, en ce qu’on reconnaissait bien là des animaux darwiniens mal empaillés et montés : un oiseau « tire-boutons », un assortiment de nécrophages hexapodes, un serpent-léopard aux mâchoires articulées écartées. Sullivan leva un store, mais la luminosité accrue ne fit rien pour améliorer l’opinion de Guilford. Les yeux de verre luisants regardaient dans des directions bizarres.

« Là », indiqua le botaniste.

Il désignait un squelette qui se languissait dans un coin, dressé sur les pattes postérieures. Son compagnon s’en approcha, sceptique. Au premier coup d’œil, on eût dit l’ossature d’un ours – grossièrement bipède, la cage thoracique attachée à une épine ventrale, le long crâne terrifiant aux multiples articulations orné de crocs semblables à des couteaux de silex. Impressionnant.

« C’est un faux, objecta Guilford.

— Comment en arrivez-vous à cette conclusion, Mr. Law ? »

Sullivan devait bien s’en rendre compte par lui-même ?

« Il tient avec de la ficelle et du fil du fer. Certains os sont plus récents que d’autres. Celui-là m’a tout l’air d’un fémur de vache – les articulations n’ont même pas un semblant d’harmonie.

— Bravo. L’œil du photographe.

— Il n’y a pas besoin d’être photographe.

— Vous avez parfaitement raison. D’un point de vue anatomique, cet assemblage est ridicule. Ce qui m’intéresse, c’est la cage thoracique, laquelle est correctement articulée, et surtout le crâne. »

Guilford y regarda de plus près. Les côtes ainsi que l’épine ventrale ne pouvaient être que darwiniennes ; cette disposition pile-face inversée, avec la colonne vertébrale en forme de U à la courbure prononcée, était monnaie courante. Le crâne long, un peu bovin, s’élevait en un dôme spacieux : un carnivore des plus rusés.

« Vous croyez qu’ils sont authentiques ?

— Dans la mesure où ce sont des os véritables, non du papier mâché, et où ils n’ont pas appartenu à un mammifère, oui. Notre hôte prétend les avoir achetés à un colon, lequel les aurait déterrés dans un marais, quelque part sur la Lea, en cherchant un combustible meilleur marché que le charbon.

— Dans ce cas, ils sont relativement récents.

— Oui, bien que personne n’ait jamais vu d’animal de ce genre ni même quoi que ce soit de vaguement ressemblant. Il n’existe guère de grands prédateurs, sur le continent. Donnegan a bien aperçu un carnassier de la taille d’un léopard, dans le Massif central, mais je n’ai entendu parler de rien de plus gros. Alors que représente cette créature ? Voilà la bonne question, Mr. Law. Un grand chasseur récemment éteint ?

— Je l’espère. Il a l’air redoutable.

— Et, si on en juge par son crâne, intelligent, peut-être. Autant que puisse l’être un animal. Si certains de ses frères sont encore en vie, les pistolets que Finch affectionne tant risquent de nous être utiles. Dans le cas contraire…

— Oui ?

— Ma foi, pourquoi parler d’espèces éteintes alors que le continent n’a que huit ans ?

— Vous pensez qu’il a une histoire, remarqua Guilford, bien décidé à se montrer prudent.

— Je ne le pense pas, je le déduis. Oh, c’est une discussion banale – je me demandais simplement quel était votre avis.

— Le problème, c’est que nous avons deux histoires. Pour le même continent. Je ne vois pas comment les accorder. »

Sullivan sourit.

« Pas mal, cette entrée en matière. Vous voulez jouer aux devinettes, Mr. Law ? Sur quoi pariez-vous ? Elizabeth Ire ou notre grand maigre, là ?

— J’y ai réfléchi, bien sûr, mais…

— Pas de faux-fuyants. Choisissez.

— Les deux, lâcha Guilford d’une voix plate. D’une manière ou d’une autre… les deux.

— Ce n’est donc pas impossible ?

— Apparemment, non. »

Le sourire de Sullivan s’élargit.

« Bravo. »

Guilford venait donc de passer avec succès un examen, mais les motivations de son aîné lui échappaient. Il ne s’en souciait pas : Sullivan lui plaisait. Le jeune homme était heureux que le botaniste eût décidé de le traiter en égal. Il le fut plus encore, cependant, de quitter la cabane du taxidermiste et de retrouver le soleil. Quoique le port de Londres ne sentît pas meilleur que l’exposition.

Cette nuit-là, il partagea le lit de Caroline pour la dernière fois.

La dernière fois avant l’automne, rectifia-t-il, mais cette pensée ne le réconforta guère. À sa grande frustration, son épouse lui témoigna une certaine froideur.

Jamais il n’avait connu d’autre femme. Il avait rencontré Caroline dans les bureaux d’Atticus and Pierce, où il retouchait ses plaques pour Schistes fossilifères des Rocheuses. La jeune fille, farouche et réservée, lui avait inspiré un attachement aussi immédiat qu’instinctif. Son oncle s’était livré à de brèves présentations. Ensuite, informé par un secrétaire qu’elle venait déjeuner tous les mercredis avec Mr. Pierce, Guilford avait guetté des semaines durant chacune de ses apparitions. Il l’avait interceptée après un de ces repas pour lui offrir de la raccompagner jusqu’au tramway. Elle y avait consenti, le regardant de sous sa chevelure en couronne telle une princesse méfiante.

Méfiante et douloureuse. Caroline ne s’était jamais remise de la disparition de ses parents durant le miracle, un deuil des plus communs. Guilford avait découvert qu’il parvenait à lui arracher un sourire, de temps à autre. À cette époque, les silences de la jeune fille étaient amis plutôt qu’ennemis ; ils délivraient un message plus subtil que celui des mots. Je souffre, avait dit Caroline dans cette langue silencieuse, mais je suis trop fière pour le reconnaître – pouvez-vous m’aider ?

Je vous donnerai la sécurité, avait répondu Guilford. Je vous construirai un foyer.

À présent, il reposait, parfaitement éveillé, au son des charrettes qui passaient parfois dans la nuit, une vallée de coton le séparant de celle qu’il aimait. Était-il possible de violer un serment informulé ? Car il n’avait pas donné la sécurité à Caroline. Il était parti trop loin, trop souvent, dans l’Ouest sauvage puis jusqu’ici. Il avait donné à sa femme une belle petite fille mais les avait entraînées toutes deux sur cette côte lointaine, où il allait les abandonner… au nom de l’histoire, de la science, voire des rêves qui l’obsédaient.

Il s’assura qu’ainsi agissaient les hommes, depuis des siècles, que si tel n’avait pas été le cas, leur race eût toujours vécu dans les arbres. Mais la vérité, plus complexe, impliquait des données qu’il n’avait pas envie d’examiner, peut-être quelque écho de son père, auquel son pragmatisme flegmatique avait apporté une mort précoce.

Caroline dormait, à présent, ou allait s’endormir. Il posa une main sur la courbe de sa hanche, en une douce pression : Je reviendrai. Elle répondit par un recroquevillement somnolent, presque un haussement d’épaules, pas vraiment indifférent : Peut-être.