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Au matin, ils étaient des étrangers l’un pour l’autre.

Caroline et Lily accompagnèrent en calèche Guilford jusqu’au quai, où l’Argus dansait impatiemment avec la marée. Une brume froide s’enroulait autour de sa coque piquetée de rouille.

Le jeune homme, incapable de trouver ses mots, se sentant rustaud, étreignit son épouse ; puis Lily lui grimpa dans les bras, pressa contre la sienne une joue douce et dit simplement :

« Reviens vite. »

Il promit de ne pas y manquer.

Elle, au moins, le crut.

Il s’avança sur la passerelle, pivota contre le bastingage pour agiter la main, mais sa femme et sa fille s’étaient déjà perdues dans la foule qui se pressait sur le quai. Si vite, songea-t-il. Si vite…

L’Argus entama sa traversée en plein brouillard. Guilford resta dans l’entrepont à broyer du noir jusqu’à ce que le soleil perçât et que John Sullivan lui demandât de venir voir le continent dans la lumière du matin.

Il découvrit un marécage à la végétation épaisse balayé par le vent d’ouest – les marais salants de la large embouchure rhénane. Les stromatolites s’y dressaient tels des monuments surnaturels, et les arbres-flûtes avaient envahi le delta partout où le limon était assez épais pour le réseau de leurs racines. Le vapeur suivit un canal peu profond mais dépourvu de plantes – lentement, car les fonds n’étaient pas très stables, la vase se déplaçant au rythme des tempêtes – en direction d’un point à la végétation plus dense encore. Jeffersonville apparut d’abord comme une fine volute de fumée sur l’horizon vert rectiligne, se transforma en tache, puis en agrégat de cahutes marron. Les cabanes s’ouvraient dans des mamelons couronnés de roseaux ou se dressaient sur pilotis, lorsque la terre était assez ferme ; l’agglomération n’était que quais grossiers, embarcations, puanteur du sel, du poisson, des ordures et des excréments humains. Caroline avait trouvé Londres primitif ; heureusement, la vue de Jeffersonville lui avait été épargnée. La ville ressemblait à un avertissement matériel : fin de la civilisation. Au-delà de cette limite, nature anarchique.

D’innombrables bateaux de pêche, des canoës et ce qui ressemblait à des radeaux en arbres darwiniens étaient massés autour des quais drapés de filets. Toutefois, il ne s’y trouvait qu’un unique navire de la taille de l’Argus, un bâtiment militaire battant pavillon américain.

« C’est le bateau avec lequel nous remonterons le fleuve, expliqua Sullivan, accoudé au bastingage à côté de Guilford. Nous ne resterons pas ici bien longtemps. Finch présentera ses hommages à la Navy pendant que nous chercherons un guide.

— Nous ? répéta Guilford.

— Vous et moi. Ensuite, vous n’aurez qu’à préparer vos appareils pour nous photographier tous ensemble sur le quai. Embarquement à Jeffersonville. Un cliché très émouvant, sans le moindre doute. » Sullivan donna une claque dans le dos de son compagnon. « Réjouissez-vous, Mr. Law. Le véritable nouveau monde s’étend devant vous, et vous n’allez pas tarder à y poser le pied. »

Mais il fallait regarder où on posait le pied, dans ces marais. Quitter les planches des promenades revenait à risquer l’engloutissement. Guilford se demanda si la Darwinie ressemblerait toujours à cela – ciel bleu, vent, danger sournois.

Sullivan prévint Finch qu’il partait avec le jeune photographe à la recherche d’un guide. À peine les quais hors de vue, dissimulés par les cabanes des pêcheurs et un bosquet de grands arbres-mosquées, Guilford se sentit perdu. Le botaniste, qui paraissait savoir où il allait, lui expliqua qu’il était déjà venu à Jeffersonville en 1918, pour cataloguer diverses plantes des marais.

« Je connais la ville, ajouta-t-il, bien qu’elle se soit agrandie, et j’ai des relations parmi les vieux de la vieille. »

Les passants semblaient mal dégrossis, voire dangereux. Le gouvernement avait commencé à distribuer des concessions statutaires et à payer la traversée aux colons peu après le miracle, mais, bien que les temps fussent difficiles, seule une certaine catégorie de gens se portait volontaire pour vivre sur cette frontière. La majorité fuyait la justice.

Les exilés vivaient de chasse, de pêche et d’ingéniosité. De toute évidence, eau douce et savon étaient rares. Hommes et femmes, pareillement vêtus d’habits grossiers, arboraient les mêmes longues tignasses embroussaillées. En dépit de quoi ces individus dépenaillés regardaient souvent Guilford et Sullivan avec le mépris amusé de l’indigène pour le touriste.

« Nous allons chez un certain Tom Compton, annonça le botaniste. C’est le meilleur broussard de Jeffersonville, s’il n’est pas mort ou dans l’arrière-pays. »

Ledit Tom Compton habitait une hutte de bois à l’écart de l’eau. Sullivan, sans se soucier de frapper, poussa brusquement la porte entrouverte – politesse darwinienne, peut-être. Guilford le suivit d’un pas prudent. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua quelques meubles, sur lesquels flottait une odeur de propre. Le plancher s’ornait d’un tapis de coton, les murs de divers articles de chasse et de pêche. Un homme était assis, placide, dans un angle de cette pièce unique. Il en imposait, avec sa grosse barbe emmêlée, sa peau sombre trahissant des origines mélangées, le collier de griffes lui entourant le cou. Sa chemise était d’un grossier fil indigène, mais son pantalon, à demi dissimulé par de hautes bottes imperméables, paraissait en coton. Il cligna des yeux sans enthousiasme en regardant les visiteurs puis s’empara de la pipe à long tuyau posée sur la table, près de son coude.

« N’est-il pas un peu tôt pour cela ? » demanda Sullivan.

L’autre gratta une allumette, qu’il appliqua contre le fourneau de la pipe.

« Du moment que vous êtes là, non.

— Vous savez pourquoi j’y suis, Tom ?

— Il court certains bruits.

— Nous comptons explorer le continent.

— Ce n’est pas mon problème.

— Je voudrais que vous nous accompagniez.

— Impossible.

— Nous allons traverser les Alpes.

— Ça ne m’intéresse pas. »

Tom Compton tendit la pipe à Sullivan, qui la prit, porta le tuyau à ses lèvres. Guilford en déduisit que ce qu’elle contenait n’était pas du tabac. Comme son compagnon la lui présentait, il la fixa avec effarement. Pouvait-il refuser poliment, ou s’agissait-il d’un genre de rencontre au sommet cherokee où la pipe remplaçait la poignée de main ?

Le broussard se mit à rire.

« Ce sont les feuilles séchées d’une plante des bords du Rhin, intervint le botaniste. Légèrement grisantes, mais rien de comparable avec l’opium. »

Le photographe se saisit de la bruyère tordue. Le goût de la fumée lui rappela l’odeur des caves profondes, mais une quinte de toux lui fit recracher la majeure partie de ce qu’il avait aspiré.

« C’est un bleu, remarqua son hôte. Il ne connaît pas la région.

— Il apprendra, répondit Sullivan.

— Comme tout le monde, acquiesça l’autre. S’il ne meurt pas avant. »

L’étrange fumée donna à Guilford l’impression d’être plus léger, moins compliqué. Les événements ralentirent jusqu’à se traîner ou se mirent à s’enchaîner sans temps mort. Lorsqu’il regagna sa couchette, sur l’Argus, il n’avait plus en mémoire que des fragments de sa journée.

Il se souvenait d’avoir suivi Sullivan et Tom Compton jusqu’à une taverne du bord de mer, où on leur avait servi de la bière brune dans des bols en bois d’arbres-flûtes. Les récipients, poreux, se mettaient à fuir si on les oubliait trop longtemps, ce qui entraînait une manière de boire peu favorable à la clarté d’esprit. Ils avaient mangé, aussi, du poisson darwinien plié sur l’assiette telle une pastenague noire amollie, au goût de sel et de vase ; Guilford n’en avait avalé que quelques bouchées.