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Ses compagnons s’étaient querellés au sujet de l’expédition. Le broussard, méprisant, prétendait qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour agiter le drapeau étoilé et affirmer les droits américains sur l’arrière-pays.

« Vous reconnaissez vous-même que ce Finch est idiot.

— Il a l’esprit religieux, pas scientifique ; il n’a pas conscience de la différence, voilà tout. Mais il n’est pas idiot. Il a sauvé trois hommes des eaux, à Cataract Canyon – il en a porté un, qui avait une double pleurésie, jusqu’à Lees Ferry. C’était il y a dix ans, mais je suis sûr qu’il recommencerait demain, s’il le fallait. Il a préparé l’expédition et choisi l’équipement. Je lui confierais ma vie sans hésiter.

— Suivez-le dans l’arrière-pays, et c’est exactement ce que vous ferez.

— Ça ne me dérange pas. Je ne pourrais rêver meilleur compagnon. Meilleur scientifique, oui, mais même dans ce domaine il peut être utile. D’une manière générale, l’opinion n’est pas favorable à la science, à Washington : nous n’avons su ni prédire ni expliquer le miracle, ce qui pour certains nous en rend quasi responsables. Les idoles aux pieds d’argile n’obtiennent pas grand-chose des deniers publics. Finch, lui, apparaît au Congrès comme un bel exemple de la prétendue science respectueuse, qui ne menace ni la patrie ni l’Église. Nous n’avons qu’à aller dans l’arrière-pays apprendre deux ou trois petites choses – et franchement, plus nous en apprendrons, moins sa position sera tenable.

— On se sert de vous. Après Donnegan. Oh, bien sûr, vous allez rassembler quelques échantillons. Mais ce qui intéresse les financiers, c’est de savoir jusqu’où se sont implantés les partisans, s’il y a du charbon dans la Ruhr ou du fer en Lorraine…

— En admettant que nous fassions une reconnaissance des partisans ou que nous localisions de l’anthracite, quelle importance ? Ça finira par arriver, que nous traversions ou non les Alpes. Au moins, de cette manière, nous apprendrons quelque chose en même temps.

— Sullivan pense que ce continent est une énigme qu’il parviendra à résoudre, expliqua le broussard pour Guilford. C’est aussi stupide que courageux.

— Vous êtes allé plus loin dans les terres que la plupart des trappeurs, Tom, s’obstina Sullivan.

— Ça ne fait pas bien loin.

— Vous savez à quoi vous attendre.

— Personne ne sait à quoi s’attendre.

— Il n’empêche que vous avez de l’expérience.

— Plus que vous.

— Vos talents n’auraient pas de prix.

— J’ai mieux à faire. »

Ils burent un moment en silence, avant qu’une nouvelle tournée ne donnât à la conversation un tour philosophique. Tom Compton tourna vers Guilford sa face burinée, aussi féroce qu’une tête d’ours.

« Et vous, Mr. Law, pourquoi êtes-vous ici ?

— Je suis photographe », répondit le jeune homme.

Il regrettait de ne pas disposer de son appareil ; il avait envie de photographier le broussard. Une bête sauvage ridée par le soleil, disparaissant dans sa fourrure.

« Je sais. Pourquoi êtes-vous ici ? »

Pour donner un coup de pouce à sa carrière. Se faire un nom. Rapporter, emprisonnées dans le verre et l’argent, les images de lacs et de prairies sur lesquels aucun œil humain ne s’était encore posé.

« Je ne sais pas, s’entendit répondre Guilford. Je suppose que je suis curieux. »

Tom Compton l’examina, les yeux plissés, comme s’il s’était avoué lépreux.

« On ne vient ici que quand on a quelque chose à fuir, Mr. Law. Ou à trouver. Pour gagner un peu d’argent ou même, comme ce bon professeur Sullivan, pour apprendre. Ceux qui ne savent pas sont les plus dangereux. »

Un autre souvenir revint à Guilford alors que le balancement de l’Argus à marée montante l’endormait doucement. Sullivan et Tom Compton parlaient de l’arrière-pays, le second plein d’appels à la prudence : les rivières du nouveau continent avaient creusé leurs propres lits, pas toujours d’accord avec les anciennes cartes, faune et flore s’y révélaient dangereuses, il était si difficile d’y trouver de quoi se nourrir que, sans provisions, on eût aussi bien pu se lancer dans la traversée du désert, on y attrapait des maladies inconnues, souvent mortelles. Quant à la traversée des Alpes… ma foi, quelques chasseurs et trappeurs l’avaient tentée par l’ancien col du Saint-Gothard ; l’idée n’était pas neuve. Mais des rumeurs circulaient, des histoires de fantômes, des on-dit – n’importe quoi, affirmait Sullivan, dédaigneux –, peut-être avec raison, mais il y avait de quoi faire réfléchir quelqu’un de raisonnable… donc, pas vous, commentait Sullivan, s’attirant un grand sourire de son interlocuteur, accompagné d’un ni vous non plus, mon vieux. Guilford se demandait, perplexe, à quel accord tacite en étaient arrivés les deux hommes et ce qui les attendait tous dans les profondeurs de cet immense continent inexploré.

VI

L’Angleterre, enfin, songeait Colin Watson. Alors qu’en fait, ça n’avait rien à voir, pas vrai ? Le cargo canadien remontait à toute vapeur le large estuaire de la Tamise, fendant les eaux couleur de thé vert refoulées par la marée : on se fût cru sous les tropiques, du moins à cette époque de l’année. En voyage à Bombay ou à Bihar. Certes pas en train de rentrer chez soi.

Dans la cale se balançait la cargaison. Du charbon d’Afrique du Sud, d’Inde, d’Australie, marchandise précieuse en ces temps de rébellion et d’Empire décomposé. Des outils et des pièces détachées du Canada. Des centaines de fusils Lee-Enfield entassés dans des caisses, en provenance de l’usine d’Alberta, tous à destination de la Folie de Kitchener – la nouvelle Londres ; ils établiraient un abri dans ces contrées sauvages, en prévision du jour où un souverain anglais retrouverait le trône d’Angleterre.

Watson en était directement responsable. À peine le bateau ancré aux quais primitifs, il ordonna à ses hommes – une poignée de Sikhs et de Canadiens grommelants – de sangler les palettes puis de les tirer de la cale, pendant qu’il descendait à terre signer le manifeste des autorités portuaires. Il régnait une chaleur suffocante, dans cette ville en bois primitive qui ne ressemblait pas, même de très loin, à Londres. Y poser le pied rendait palpable la réalité de la conversion européenne, qui n’avait jusqu’alors été pour Watson qu’un événement lointain, aussi étrange et intrinsèquement incroyable qu’un conte de fées, bien que des millions de gens y eussent laissé la vie.

Ce n’était certes pas le pays qu’il avait quitté une décennie plus tôt. Après le lycée, où il ne s’était pas particulièrement distingué, il avait suivi l’entraînement de l’Officer Corps de Woolwich, quittant un dortoir pour un autre, les déclinaisons latines pour les manœuvres d’artillerie. Dans sa naïveté, il s’était préparé à la réalité de G.A. Henty[2], à un héroïsme digne, à des Ndébélés rebelles fuyant devant son épée. Au lieu de quoi il avait trouvé au Caire une caserne poussiéreuse, où la lie des fantassins s’ennuyait profondément. Puis une nuit, le ciel s’était empli d’une lumière scintillante et la terre avait tremblé, renversant, entre autres, le protectorat britannique établi sur l’Égypte. La vie de Watson, quoique sans but, lui avait offert quelques compensations : l’amitié, l’alcool et, plus discrets, Dieu et la Patrie ; jusqu’à ce que 1912 montrât clairement que Dieu était un mystère et que s’Il existait bien, Il détestait les Anglais.

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Écrivain anglais (1832–1902), également correspondant de guerre, auteur de plusieurs romans pour adolescents exaltant un idéal viril.