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Post-scriptum pour Caroline Lily : Vous me manquez toutes les deux beaucoup. J’ai l’impression de vous parler quand j’écris, même si je suis bien loin de vous – au cœur du continent perdu (ou du nouveau continent), cerné par l’étrange.

L’éleveur était un Américano-Allemand truculent, qui se présenta sous le nom d’« Erasmus ». Sa ferme grossière, bâtie à quelque distance du fleuve, comprenait un enclos où il avait rassemblé aux fins de croisements un nombre impressionnant de serpents à fourrure.

Ces animaux, Sullivan l’expliqua aux autres membres du groupe, représentaient la ressource darwinienne la plus aisément exploitable, pour l’instant au moins. Il s’agissait d’herbivores vivant en troupeaux, très répandus dans les prairies des hautes terres et, sans doute, à travers toutes les steppes orientales. Donnegan en avait vu dans les contreforts des Pyrénées, ce qui tendait à prouver que leur habitat était fort étendu. Guilford, fasciné, passa presque tout le reste de la journée au corral, malgré l’odeur pénétrante qui constituait une des caractéristiques les moins agréables de ses pensionnaires.

Ils ne ressemblaient pas tant à des serpents qu’à des larves – avec leurs « faces » pâles, gonflées, aux yeux bovins, leurs corps cylindriques, leurs six pattes à demi dissimulées derrière des câbles de poils emmêlés. Ces animaux composaient à eux seuls un véritable catalogue de Sears-Roebuck[4] en fournissant non seulement de la fourrure, mais aussi du cuir, de la graisse à chandelles et une viande comestible quoique fade. Ils représentaient le principal produit commercial rhénan. Sullivan affirmait même que leur fourrure avait fait son apparition parmi la haute société new-yorkaise. Sans doute l’odeur ne résistait-elle pas au tannage, sans quoi nul n’eût voulu d’un tel manteau, même en plein hiver.

Plus important, les bêtes se montraient des porteurs dociles, sans lesquels l’exploration des Alpes s’avérerait beaucoup plus difficile. Déjà, Preston Finch s’était installé dans la cabane en terre d’Erasmus afin de négocier l’achat de quinze ou vingt têtes. L’éleveur devait se montrer âpre au gain, car lorsque Diggs eut achevé de monter la tente du mess, les deux hommes marchandaient toujours – à voix assez haute pour être perceptible.

Enfin, Finch jaillit de la hutte.

« Quel horrible bonhomme, marmonna-t-il, indifférent au repas. C’est un sympathisant partisan. Il n’y a rien à en tirer. »

L’équipage du Weston était resté à bord, prêt à redescendre le Rhin à la voile avec échantillons, spécimens, notes de travail et courrier. Guilford, assis en compagnie de Sullivan, Keck et Tom Compton sur un à-pic au-dessus du fleuve, se régalait de hachis de corned-beef reconstitué en contemplant le coucher de soleil.

« Le problème, avec Finch, c’est qu’il ne sait pas faire de concessions, déclara Sullivan.

— Erasmus non plus, intervint le broussard. Ce n’est pas un partisan, juste un casse-pieds, d’une manière générale. Il a passé trois ans à Jeffersonville, comme courtier en peaux, mais personne ne le supportait bien longtemps. La compagnie de ses semblables ne lui convient pas.

— Les bêtes sont intéressantes », observa Guilford.

Comme les thoats des romans de Burroughs. Les montures martiennes.

« Alors pourquoi ne les prenez-vous pas en photo ? » conclut Tom Compton en levant les yeux au ciel.

Le lendemain matin, il devint évident que les négociations avaient bel et bien échoué. Finch, qui refusait d’adresser la parole à Erasmus, supplia néanmoins le pilote du Weston de rester au moins un jour de plus. Sullivan, Gillvany et Robinson partirent à la chasse aux échantillons dans la forêt alentour, espérant apparemment que tout s’arrangerait par miracle avant leur retour. Guilford, lui, installa son appareil photographique près du corral.

Aussitôt, Erasmus jaillit d’un pas lourd de sa hutte de terre bancale, tel un nain en furie. Le jeune homme, qui ne lui avait pas été présenté personnellement, s’efforça de réprimer un sursaut.

L’éleveur – à peine plus d’un mètre soixante, le visage mangé par les boucles d’une barbe biblique, portant bleu en jean rapetassé et gilet en peau – s’immobilisa à bonne distance de lui, les sourcils froncés, le souffle bruyant. Guilford, après l’avoir salué d’un signe de tête poli, poursuivit l’installation de son trépied. Au Vieil Homme de la Montagne de faire le premier pas.

Il fallut un long moment, mais Erasmus finit par prendre la parole.

« Qu’est-ce que vous trafiquez au juste ?

— Je veux photographier les animaux, si cela ne vous dérange pas.

— Vous auriez pu demander avant. »

Guilford restant coi, Erasmus souffla quelques minutes de plus, avant de demander :

« Alors cette chose est un appareil photographique ?

— Oui, monsieur. Un Kodak à plaques.

— Vous prenez des photos sur plaques ? Comme dans le National Geographic ?

— Exactement comme dans le National Geographic.

— Vous connaissez ?

— J’ai travaillé pour eux.

— Hein ? Quand ça ?

— L’année dernière. Le canyon de Deep Creek, dans le Montana.

— C’étaient vos photos ? Décembre 1919 ? »

Le jeune homme jeta à l’éleveur un regard plus attentif.

« Vous faites partie de la Société, Mr. euh… Erasmus ?

— Appelez-moi Erasmus tout court. Vous êtes… ?

— Guilford Law.

— Eh bien, Mr. Law, je n’appartiens pas à la Société du National Geographic, mais le magazine remonte le fleuve de temps en temps. Je l’accepte comme monnaie d’échange. C’est dur de trouver quoi que ce soit à lire. J’ai vos photographies. » Erasmus hésita. « Celles-là, avec mes bêtes, elles seront publiées ?

— Peut-être. Ce n’est pas moi qui décide.

— Je vois. » Il pesa les choses un moment, avant d’inspirer une grande goulée d’air lourd. « Voulez-vous me raccompagner à ma cabane, Guilford Law ? Maintenant que Finch n’est plus là, nous allons peut-être pouvoir discuter. »

Le jeune homme admira la collection de National Geographic de l’éleveur – quinze numéros en tout, pour la plupart tachés et cornés, certains ne devant qu’à la ficelle qui les entourait de ne pas tomber en pièces. Ils partageaient leur étagère en bois avec des cartes postales obscènes en aussi piètre état, des westerns bon marché et un Argosy de fraîche date que Guilford n’avait pas encore vu. Il célébra cette maigre bibliothèque, passant sous silence le sol de terre battue, la puanteur de peaux mal salées, la chaleur de four et la lumière parcimonieuse, de même que la table à tréteaux répugnante, où les repas d’un passé déjà lointain avaient laissé de multiples traces.

Les questions d’Erasmus ramenèrent à la surface les souvenirs du canyon de Deep Creek, de la Gallatin, des minuscules crustacés fossiles de Walcott : des écrevisses tirées du schiste siliceux, incroyablement anciennes pour qui n’acceptait pas les déclarations de Finch quant à l’âge de la Terre. Ironiquement, les ruisseaux du Montana présentaient pour Erasmus, vieux colon darwinien né dans le Milwaukee et installé au pied des chutes étrangères du Rhin, un attrait exotique.

La conversation finit cependant par rouler sur Preston Finch.

« Sans vouloir vous vexer, ce type n’est rien de plus qu’un vantard gonflé de suffisance, affirma l’éleveur. Il veut vingt têtes à dix dollars du bout, c’est dire.

— Ce n’est pas un bon prix ?

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4

Sears-Roebuck, le plus grand magasin américain, édite un catalogue énorme, très célèbre et qui parvient jusque dans les campagnes les plus reculées. (N.d.T.)