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— Oh, si. Le prix, ça va – ça fait même plus qu’aller ; là n’est pas la question.

— Vous ne voulez pas vendre vingt têtes ?

— Mais si. À ce prix-là, je serais tranquille tout l’hiver.

— Alors, si je puis me permettre, où est le problème ?

— Finch ! Voilà le problème ! Il arrive ici en tordant le nez, et il me parle comme à un gamin. Finch ! Je ne lui vendrais pas de la crotte pour une fortune, même si je mourais de faim. »

Guilford réfléchit un instant à cette impasse, avant de déclarer :

« Nous irons sans doute plus loin et ferons plus de choses avec ces animaux que sans. Et plus notre expédition sera réussie, plus vous aurez de chances de voir mes photos publiées. Peut-être dans le National Geographic.

— Mes bêtes ?

— Elles et vous, si vous acceptez de poser pour moi. »

L’éleveur se caressa la barbe.

« Ma foi, il se pourrait que j’accepte. Mais ça n’y changera rien : je refuse de vendre à Finch.

— Je comprends. Si je vous demandais de me vendre, à moi ? »

Erasmus cligna des yeux, et un lent sourire vint jouer sur ses lèvres.

« Alors nous réussirions peut-être à passer marché. Mais écoutez, Guilford Law, ce n’est pas tout. Les serpents emporteront vos bateaux au sommet des chutes. Ensuite, vous parviendrez sans doute à remonter le fleuve jusqu’au lac de Constance. Seulement, si vous voulez que les bêtes vous accompagnent dans les Alpes, il vous faudra quelqu’un pour les emmener de la cascade au lac.

— Vous y arriveriez, vous croyez ?

— J’y suis bien arrivé jusqu’à maintenant. Beaucoup de troupeaux passent l’été là-haut. C’est de là que viennent mes propres serpents. Je le ferais sans problème – pour un certain prix.

— Je ne suis pas habilité à négocier, Erasmus.

— Sottises. Discutons les conditions. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à aller marchander avec le trésorier ou je ne sais qui.

— D’accord… mais un dernier détail.

— Oui ?

— Accepteriez-vous de vous séparer de votre Argosy ?

— Hein ? Non. Pas facilement. À moins que vous n’ayez quelque chose à offrir en échange. »

Guilford se fit la réflexion que le professeur Farr ne regretterait sans doute pas trop son exemplaire de la Gnoséologie diluvienne et biblique.

Ferme d’Erasmus, sous les chutes du Rhin. Corral, serpents à fourrure. Erasmus avec le troupeau. Nuages d’orage arrivant du N-O ; Compton dit qu’il va pleuvoir.

Post-scriptum. Avec l’aide de nos « mulets martiens », il nous sera possible de transporter nos bateaux pliants à moteur – petites embarcations légères, bien conçues, en pin du Michigan et chêne blanc, cinq mètres de long, compartiments de rangement étanches et skags détachables. Ensuite, en partant du haut des chutes, sans doute pourrons-nous naviguer jusqu’au lac de Constance (qu’Erasmus appelle die Bodensee). Tout ce que nous avons rassemblé et appris jusqu’à maintenant part pour J-ville sur le Weston.

Je crois que Preston Finch m’en veut de mes pourparlers avec Erasmus – il me regarde par-dessous son casque colonial à la manière d’un Jéhovah colérique – mais Compton m’a paru impressionné : à présent, au lieu de simplement me tolérer, par respect pour Sullivan, il accepte de discuter avec moi. Il m’a même proposé de tirer sur sa célèbre pipe engorgée de salive, faveur que j’ai poliment refusée, bien que cela me ramène peut-être à mon point de départ – il a pris l’habitude d’agiter dans ma direction le sac de toile cirée où il range ses feuilles séchées, en riant de manière à vrai dire peu flatteuse.

Nous partons demain matin, si le temps le permet. Je me sens plus loin de chez moi que jamais encore, tout alentour devient chaque jour plus étrange.

IX

Caroline s’habituait au rythme de vie des Pierce, si bizarre qu’il fût. Comme tout Londres, voire le monde entier, à cette époque, leur maison donnait une impression de provisoire. Jered ayant des horaires déroutants, la surveillance du magasin incombait souvent à sa femme ou, à présent, à sa nièce. Cette dernière se surprit à apprendre les multiples usages d’écrous et boulons, treuils, petits clous et chaux vive. L’énigme que posait Colin Watson la distrayait aussi quelque peu. L’officier, qui occupait un lit de camp au fond de l’arrière-boutique, entrait et sortait tel un fantôme incapable de trouver le repos. Il lui arrivait en outre de dîner à la table des Pierce, où il se montrait d’une politesse sans faille mais à peu près aussi disert qu’une brique. Émacié, mangeant peu, il rougissait facilement pour un militaire – de l’avis de Caroline. En effet, il arrivait à Jered de jurer.

Lily s’était habituée à son nouvel environnement avec une relative aisance, mais l’absence de son père lui pesait. Elle demandait encore de temps à autre où était papa.

« De l’autre côté de la Manche, répondait Caroline. Là où personne n’est jamais allé.

— Il est en sécurité ?

— Oui. Et très courageux. »

La fillette posait en général ce genre de questions à l’heure du coucher. Guilford lui avait toujours fait la lecture à ce moment-là, en un rituel dont Caroline s’était montrée, bien déraisonnablement, un peu jalouse. Il y avait mis tout son cœur, alors qu’elle ne parvenait pas à l’imiter, à cause de la méfiance que lui inspiraient les livres préférés de Lily, ramassis malsains de monstres, de lutins et de fées. Pourtant, elle avait pris le relais en l’absence de son mari, rassemblant autant d’enthousiasme qu’elle le pouvait. La fillette avait besoin du réconfort que lui procuraient ces histoires pour se détendre totalement, renoncer à la vigilance, glisser dans le sommeil.

Caroline lui enviait la simplicité de ce rituel. Quant à elle, elle portait trop souvent jusqu’aux petites heures du matin son fardeau d’inquiétude.

Les nuits d’été étaient pourtant chaudes, parfumées d’une fragrance presque plaisante, malgré son étrangeté. D’après Jered, certaines fleurs indigènes ne s’épanouissaient qu’une fois le soleil couché. Caroline voyait en imagination des pavots bizarres, à la lourde tête narcotique. Elle apprit à laisser ouverte la fenêtre de sa chambre, afin que la brise odorante vînt jouer sur son visage. Elle apprit aussi, comme l’été avançait, à s’endormir plus facilement.

Les insomnies de Lily, en revanche, lui firent remarquer, alors que juillet tirait à sa fin, que quelque chose avait changé dans la maison.

Lily, les yeux soulignés de cernes sombres. Lily, somnolente, picorant au petit déjeuner. Lily, silencieuse et renfrognée à la table du dîner, se recroquevillant loin de son grand-oncle.

Caroline se découvrit réticente à lui demander ce qui n’allait pas – à admettre l’existence même d’un problème. Elle haïssait l’idée d’affronter une crise, une de plus. Pourtant, elle trouva le courage de s’informer par une chaude nuit d’été, après un chapitre de Dorothy, comme Lily appelait ces fables répétitives. La fillette restait nerveuse.

Elle tira sa couverture sur son menton, avant de répondre :

« Ils me réveillent en se disputant.

— Qui se dispute, Lily ?

— Tante Alice et oncle Jered. »

La jeune femme se refusa à le croire. Lily devait entendre d’autres voix, peut-être venues de la rue.