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Mais sa chambre ne comprenait qu’une fenêtre, de la taille d’un timbre-poste, donnant sur l’allée derrière la maison, non sur la bruyante Market Street. La pièce n’était en fait qu’un placard réaménagé, transformé par Jered en une chambre à coucher confortable quoique minuscule. Il y avait juste assez de place pour une enfant, son ours en peluche, son livre et sa mère, lorsque cette dernière s’asseyait auprès de la fillette afin de lui faire la lecture.

L’ancien placard voisinait avec la chambre de Jered et Alice, et les murs n’étaient pas particulièrement épais. Le couple se querellait-il, tard la nuit, lorsqu’il se croyait à l’abri des oreilles indiscrètes ? Caroline trouvait à son oncle et sa tante l’air relativement heureux… un peu éloignés l’un de l’autre, peut-être, chacun évoluant dans sa propre sphère, comme beaucoup de vieux couples, mais au fond satisfaits. Leur mésentente ne pouvait qu’être récente, sans quoi Lily se fût plainte ou eût manifesté des symptômes révélateurs.

Le problème datait sans doute de l’arrivée de Colin Watson.

Caroline conseilla à sa fille de ne pas prêter attention au bruit. Tante Alice et oncle Jered n’étaient pas réellement en colère, ils avaient juste du mal à se mettre d’accord. En fait, ils s’aimaient beaucoup. L’enfant, apparemment convaincue, hocha la tête et ferma les yeux. Son comportement s’améliora quelque peu durant les jours qui suivirent, bien que Jered lui inspirât toujours une certaine crainte. Caroline chassa le problème de son esprit et n’y pensa plus, jusqu’au soir où elle s’endormit au beau milieu d’un chapitre de Dorothy pour se réveiller, bien après minuit, mal à l’aise et travaillée de crampes, à côté de Lily.

Jered était sorti, cette nuit-là. Ce fut le bruit de son retour qui tira la jeune femme du sommeil. Le lieutenant Watson accompagnait le commerçant, lequel prononça quelques paroles inaudibles, puis l’officier se retira dans l’arrière-boutique. Quand le pas lourd de son oncle s’éleva dans le corridor, Caroline, effrayée sans savoir pourquoi, ferma la porte du réduit.

Se sentant un peu bête, et plus qu’un peu claustrophobe, assise en tailleur dans la chambre obscure, en chemise de nuit, elle prêta l’oreille au souffle régulier de sa fille, aussi doux qu’un soupir. Jered longea le corridor avec bruit, sur le chemin de son lit, laissant derrière lui une puanteur de tabac et de bière.

À présent, Alice saluait son époux, d’une voix presque aussi profonde que celle d’un homme, puis l’arrivant lui répondait, tout en poitrine et en ventre. D’abord incapable de distinguer leurs paroles, Caroline ne perçut, même lorsqu’ils haussèrent le ton, qu’une phrase de-ci de-là, mais cela suffit à la glacer.

… comprends pas comment tu t’es retrouvé impliqué… (Alice)

… ne fais que mon devoir, nom de Dieu… (Jered)

Lily se réveilla alors, en grand besoin de réconfort. Sa mère lui caressa les cheveux afin de l’apaiser.

… tu sais qu’il risque sa vie…

… rien de tel !

… le mari de Caroline ! Le père de Lily !

… ne suis pas le maître du monde… je n’ai pas… n’irais jamais…

Puis, brusquement, les voix se turent. La jeune femme se représenta Jered et Alice divisant le grand lit en territoires distincts, aux frontières d’épaules et de hanches, comme Guilford et elle l’avaient parfois fait après une querelle.

Ils savent quelque chose, songea-t-elle. Au sujet de Guilford. Et ils ne veulent pas me le dire.

Parce que c’est terrible. Terrifiant.

Mais elle était trop fatiguée, trop secouée pour trouver un sens à tout cela. Après avoir gratifié Lily d’un baiser machinal, elle regagna sa propre chambre, sa fenêtre ouverte, ses rideaux ondulant dans l’étrange parfum de la nuit anglaise. Persuadée de ne pouvoir dormir, elle n’en sombra pas moins, malgré elle, dans le sommeil ; bien qu’elle n’en eût aucune envie, elle rêva ; des rêves incohérents où tournaient Jered, Alice et le jeune lieutenant au regard triste.

X

L’été 1920 fut froid, du moins à Washington. La population en accusa les volcans russes, ligne flamboyante de désordres géologiques qui marquait la frontière est du miracle et faisait sporadiquement éruption depuis 1912, à en croire les réfugiés ayant fui Vladivostok avant les troubles japonais. On pouvait bien accuser les volcans, songeait Elias Vale, les taches solaires, Dieu, les dieux – c’était du pareil au même. Quant à lui, il était simplement heureux de quitter la pluie sinistre, fût-ce pour le grand hall plus sinistre encore du National Museum, en cours de rénovation – le travail avait été repoussé en 1915 puis durant les quatre ans suivants, mais Eugene Randall avait fini par arracher l’argent nécessaire au Trésor public.

En tant qu’administrateur, il prenait son travail très au sérieux, ce qui en faisait le pire des casse-pieds. Sa solitude aggravait encore le problème. Il avait insisté pour entraîner Vale au musée, ainsi qu’une mère insiste pour montrer ses enfants : le visiteur se doit de témoigner de l’admiration, faute de quoi son hôte se sent insulté.

Je ne vous veux aucun bien, pensait Vale. Ne vous humiliez pas devant moi.

« La majeure partie des travaux a été reportée trop longtemps, expliquait Randall, mais nous avançons enfin. Le problème, ce n’est pas ce qui nous manque mais ce que nous avons – ne serait-ce que par le simple volume. C’est un peu comme si nous faisions nos bagages avec une valise trop petite. Les squelettes de baleines dans le hall sud, premier étage, aile ouest, ce qui implique les invertébrés marins dans le hall nord, ce qui implique l’agrandissement des locaux réservés aux peintures, la rénovation du grand hall… »

Vale fixait d’un œil vide les échafaudages, les bâches étendues sur le sol de marbre. On était dimanche. Les ouvriers avaient disparu. Le musée était aussi obscur qu’un magasin de pompes funèbres, où eût été exposé le cadavre de l’Homme – sa Vie, son Œuvre. La pluie voilait les carreaux sertis de plomb.

« Non que nous soyons riches. » Randall fit grimper une volée de marches à son compagnon. « À une époque, nous avions presque assez d’argent – c’était le bon vieux temps –, des legs comme s’il en pleuvait, en y repensant maintenant. Le fonds permanent n’est plus que l’ombre de lui-même. Il n’y reste que quelques donations résiduelles, des bons du chemin de fer qui ne servent à rien, des intérêts au compte-gouttes. Nous ne pouvons compter que sur les deniers du Congrès, lequel se montre bien avare depuis le miracle, quoiqu’il paie les réparations, les étagères en acier de la bibliothèque…

— L’expédition Finch, ajouta Vale, sur une impulsion que lui envoyait peut-être son dieu.

— Oui, et la situation étant ce qu’elle est, je prie que mes collègues soient sains et saufs. Six membres de notre conseil d’administration appartiennent également au Congrès, mais en ce qui concerne les affaires d’État, je doute que nous puissions rivaliser avec les questions anglaise ou japonaise. Quoique je médise peut-être de Mr. Cabot Lodge. »

Depuis des semaines, le dieu de Vale le laissait plus ou moins livré à lui-même, ce que son réceptacle appréciait fort : il appréciait de se consacrer à de simples soucis humains, à ses « petites faiblesses », comme il appelait en son for intérieur son penchant pour l’alcool et les prostituées. À présent, il lui semblait que l’attention divine s’éveillait. Il sentait le dieu dans son ventre. Mais pourquoi ici ? Dans ce bâtiment ? Près d’Eugene Randall ?