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Autant demander : Pourquoi un dieu ? Pourquoi moi ? Tels étaient les véritables mystères.

Ils poursuivirent leur chemin dans le labyrinthe pour gagner le bureau marqueté de chêne du conservateur, où ce dernier devait prendre des papiers – petite halte entre le dernier salon d’après-midi de Mrs. Sanders-Moss et la séance du soir, strictement privée, comme un rendez-vous avec un avorteur.

« Je sais que nos relations avec les Anglais sont tendues, à cause de l’armement des partisans. J’espère de tout mon cœur qu’il n’arrivera rien à Finch, si déplaisant qu’il soit. Voyez-vous, Elias, certaines factions religieuses voudraient tenir l’Amérique totalement à l’écart de la nouvelle Europe, et elles n’hésitent pas à écrire au comité d’attribution des fonds… Ah, nous y sommes. » Randall tira de son bureau une enveloppe de papier bulle. « Voilà, je n’ai besoin de rien d’autre. Je suppose que maintenant, c’est à l’infini de jouer… Non, je ne devrais pas rire de ça. » Timidement : « Je n’ai aucune intention de vous insulter, Elias, mais je me sens idiot.

— Je vous assure que vous ne l’êtes pas, professeur Randall.

— Excusez-moi, mais je n’en suis pas convaincu. Pas encore. Je… » Il s’interrompit. « Vous êtes tout pâle. Vous vous sentez bien ?

— Il me faut…

— Quoi ?

— Un peu d’air.

— Eh bien, je… Elias ? »

Vale s’enfuit en courant.

Il s’enfuit parce que son dieu se levait en lui et que les choses allaient mal se passer, c’était évident, il s’agissait d’une véritable Visitation, il le sentait, une manifestation qui déjà lui bloquait la gorge et lui acidifiait l’estomac.

Malgré son envie de refaire le chemin parcouru en sens inverse pour regagner la rue – Randall l’appelait en vain, dans son dos –, le fugitif tourna au mauvais endroit et se retrouva dans une galerie obscure où, pendus au plafond par des cordes, oscillaient les os de quelque grand poisson étranger, quelque monstre des profondeurs darwinien.

Reprends-toi. Vale se contraignit à s’arrêter. Randall ne tolérerait pas que son visiteur s’abandonnât à de grands gestes dramatiques.

Pourtant, il souhaitait désespérément rester seul, un instant au moins. La désorientation finirait par disparaître, le dieu prendrait les commandes tandis que lui, Vale, deviendrait un observateur passif, semi-conscient, enfermé dans la coquille de son propre corps. L’horreur de la chose diminuerait jusqu’à se laisser oublier. Mais pour l’heure, elle était trop proche, trop violente. Le spirite était encore lui-même, vulnérable et terrifié, bien qu’il fût comme enveloppé d’une autre présence extraordinairement dangereuse.

Il se laissa glisser au sol, priant que vînt l’inconscience ; mais son dieu était lent, patient.

L’inévitable question s’agita dans son esprit torturé : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi pour cette tâche, quelle qu’elle soit ? Et, à sa grande surprise, son hôte lui accorda une réponse, en certitudes informulées auxquelles Vale accola des mots inappropriés.

Parce que tu es mort, déclara le dieu fantôme.

Ce qui n’avait rien de rassurant.

Ce n’est pas vrai, protesta le spirite.

Tu t’es noyé dans l’Atlantique en 1917, quand un transport de troupes américain a été coulé par une torpille allemande.

Le dieu avait la voix du grand-père de Vale, marquée du même rythme pesant que lorsque le vieil homme se mettait à rabâcher sur Bull Run[5]. Une voix tissée de souvenirs – ceux d’Elias Vale. Mais les mots ne collaient pas. Cela n’avait aucun sens. C’était de la folie.

Tu es mort le jour où je t’ai pris.

Dans une briqueterie déserte, en ruine, près de l’Ohio. Comment pouvait-il y avoir deux vérités ? Une usine près d’une rivière, une fin violente dans l’océan ?

« Je suis mort ? » murmura Vale.

Silence terrible, excepté les pas timides de Randall dans le noir, à l’extrémité de la galerie drapée d’ossements.

« Alors… c’est comme ça, quand on est mort ? » chuchota encore Vale.

Il ne reçut en retour nulle réponse, juste une vision : le musée en flammes, puis ruine noircie, des dieux verts puants foulant en insectes conquérants briques renversées et cendres refroidies.

« Mr. Vale ? Elias ? »

L’interpellé leva les yeux vers Randall, à qui il parvint à adresser un rictus qui se voulait sourire.

« Je suis désolé. Je…

— Vous vous sentez mal ?

— Oui, un peu.

— Peut-être vaudrait-il mieux annuler la… euh, réunion de ce soir.

— Non, inutile. » Il s’aperçut qu’il se remettait sur ses pieds. Fit face au conservateur. « Ce sont les risques du métier. J’avais juste besoin d’un peu d’air, mais je n’ai pas réussi à ressortir.

— Vous auriez dû le dire. Venez, suivez-moi. »

Ils retrouvèrent le froid du crépuscule. La rue déserte et pluvieuse. Le Néant, songea Vale. Très loin, tout au fond de lui, il avait envie de hurler.

XI

Keck et Tuckman ignoraient ce qui attendait l’expédition. D’après leurs instruments, les nouvelles chutes du Rhin occupaient à peu près le même emplacement que celles de la vieille Europe, mais il ne s’agissait que d’une approximation grossière. D’ailleurs, les rapides bouillonnants qui avaient couru au pied de la cascade ne s’y trouvaient plus, à moins qu’ils ne fussent ensevelis sous un fleuve plus profond, plus lent. Sullivan estimait tenir là une preuve supplémentaire de l’évolution parallèle de la Darwinie avec l’ancienne Europe, le cours du Rhin ayant peut-être été modifié dans une certaine mesure par la chute à présent lointaine d’un unique rocher. Finch, lui, attribuait cette différence à l’absence d’intervention humaine.

« Sur l’autre Rhin, il y a eu des pêcheurs, des écluses, des bateaux, toutes sortes d’activités, pendant plus d’un millénaire. Évidemment, le fleuve en a été transformé. »

Tandis que cette Europe-ci demeurait vierge, édénique.

Guilford réservait son jugement. Les deux explications lui semblaient également raisonnables (ou déraisonnables). Il ne savait qu’une chose : il était fatigué. Fatigué de répartir les provisions dans les sacoches grossières des serpents à fourrure ; de charger et décharger les gros canots Stone-Galloway, dont la « légèreté » universellement vantée s’était révélée toute relative ; d’aller et de venir le long de la rangée d’animaux de bât tout en remontant, à pied, les chutes du Rhin sous une bruine débilitante.

Le groupe atteignit enfin une plage de cailloux aigus d’où les bateaux pourraient être lâchés en toute sécurité. Le chargement fut équitablement réparti entre les compartiments étanches des embarcations, en proue et en poupe, et les sacoches des serpents. Erasmus, qui mènerait les bêtes jusqu’à leurs pâturages d’été, à l’extrémité est du lac de Constance, avait accepté d’y retrouver l’expédition.

Il faudrait attendre le matin pour mettre les canots à l’eau. Les dernières lueurs du jour permettaient juste de monter les tentes, de soigner les nouvelles meurtrissures, d’ouvrir les boîtes de conserve, de contempler le fleuve gonflé, vert comme un dos de scarabée et large comme la baie de Boston, qui se précipitait vers les chutes.

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5

Petite rivière américaine, site de deux grandes batailles de la guerre de Sécession. (N.d.T.)