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Guilford ne se fiait pas totalement aux bateaux.

Preston Finch les avait commandés et baptisés : la Perspicacity, l’Orinoco, la Camille (d’après sa défunte épouse) et l’Ararat. Les moteurs, des prototypes, étaient puissants quoique de petite taille, leurs compartiments protégés de l’eau par une série de boucliers en grosse toile, les hélices abritées des cailloux par le talon de quille. Le photographe estimait que les embarcations se comporteraient bien si le fleuve restait relativement calme jusqu’au lac de Constance, mais seraient pires qu’inutiles dans des eaux agitées. Quant à l’avantage que présentait leur faible poids, l’obligation d’emporter des jerricans d’essence le réduisait à néant – non seulement ils pesaient fort lourd, mais ils occupaient en outre une place qui eût pu être mieux employée.

Toutefois, l’expédition dissimulerait près du lac les canots, qui seraient parfaitement adaptés au voyage de retour puisque portés par le courant, débarrassés des moteurs et de l’essence. Le premier jour, ils donnèrent toute satisfaction, malgré le hurlement assourdissant de la mécanique et l’infecte puanteur des gaz d’échappement. Guilford préférait se trouver très près de l’eau plutôt que loin au-dessus – s’intégrer au fleuve dont le flot lui résistait, les remous le berçaient, paille minuscule perdue dans une contrée immense. La pluie s’interrompit, le ciel s’éclaircit, les parois de la gorge se firent éclatantes, avec leurs plantes grimpantes et leur couronne d’arbres-pagodes tordus. À présent, Erasmus et ses serpents à fourrure devaient se trouver derrière les explorateurs. L’éleveur était sans doute le seul autre être humain à plus de cent kilomètres à la ronde, si l’on exceptait quelques partisans vagabonds. Nous voilà intégrés au continent, songea Guilford. À ces terres, cette eau, cet air.

Campement établi à la jonction d’un petit cours d’eau sans nom avec le Rhin. Retenue d’eau calme. Keck pêche des foufous bleus épineux. Pin-sauge miniature parmi les rochers, feuillage limite turquoise, réduit au nanisme par vent pauvreté du sol.

Post-scriptum. Beaucoup de poissons qui donneront un bon dîner, bien que Diggs se plaigne de souffrir le martyre en les nettoyant. Offal pénètre dans le fleuve – les massetiques le chassent en aval. (Ils piquent quand on les provoque ; cette nuit, nous dormons sous moustiquaires. Autres insectes, pas franchement communs ni venimeux, quoiqu’une sorte de crabe se soit emparé d’un des poissons de Keck – l’attrapant depuis un caillou mouillé s’empressant de se sauver dans l’eau avec son butin ! « De vraies pinces de homard », a dit Keck gaiement. « Attention à vos orteils, messieurs ! »)

Le jour suivant, des rapides contraignirent le groupe à avoir recours au portage, qui se révéla terrible sans bêtes de somme. Les quinze hommes tirèrent les bateaux sur la berge à la force du poignet puis firent des relevés alentour. Heureusement, la rive, couverte de galets, était toujours relativement large. Le bois flotté qu’on y trouvait, des troncs d’arbres-flûtes que les crues du printemps avaient jetés contre les parois de la gorge, servit de rouleaux transporteurs. La longue journée de portage n’en fut pas moins épuisante ; au crépuscule, Guilford conservait tout juste assez de forces pour traîner sous la moustiquaire son corps douloureux avant de sombrer dans le sommeil.

Au matin, Sullivan, Gillvany, Tom Compton et lui chargèrent la Perspicacity puis la propulsèrent dans les flots – dernier bateau à être mis à l’eau ; lorsqu’elle atteignit le milieu du Rhin, l’Ararat de Finch se trouvait déjà hors de vue, derrière le méandre suivant. Le fleuve, à cet endroit, était peu profond mais rapide, aussi Guilford s’installa-t-il à l’avant afin de guetter d’éventuels rochers, prêt à écarter avec une rame la proue de tout obstacle.

Ils progressaient de manière régulière contre le courant, quand le moteur toussa puis se tut.

Le silence soudain fit tressaillir le jeune homme. Il entendait à présent le bourdonnement de la Camille, une centaine de mètres devant lui, le clapotis de l’eau, et les jurons sans hargne de Sullivan, qui retirait la protection de toile afin d’ouvrir le compartiment moteur.

Privée de propulsion, la Perspicacity ralentit aussitôt, hésita un instant entre la vitesse acquise et le courant. La gorge s’immobilisa. Seule l’eau demeurait en mouvement. Nul ne prononçait une parole.

« Dégagez les autres rames, Mr. Gillvany, lança enfin Tom Compton. Il faut regagner la rive.

— C’est juste un fond d’eau, annonça Sullivan. Je devrais arriver à relancer le moteur. Je pense. »

Toutefois, Gillvany, qui n’aimait guère la navigation, hocha la tête et libéra les rames de leurs crochets.

Guilford se servit de la sienne pour faire pivoter le bateau puis prit le temps d’adresser des signaux aux occupants de la Camille pour les informer du problème. Keck lui répondit de même, avant d’entamer un demi-tour, mais son embarcation se trouvait déjà à une distance inquiétante. La rive défilait à présent en sens inverse. Le Rhin s’était rendu maître de la Perspicacity.

La plage caillouteuse d’où étaient partis les quatre hommes passa devant eux.

« Mon Dieu », gémit Gillvany, qui pagayait avec frénésie.

Sullivan, livide, abandonna le moteur pour s’emparer d’une rame.

« Allez-y régulièrement, conseilla Tom Compton, dont la voix de basse n’était pas sans évoquer le grondement de l’eau. Dès qu’on est assez près, je nous amarre. Passez-moi la bouline, là. »

Guilford pensait aux rapides. Ainsi, sans doute, que chacun de ses compagnons. Il en distinguait à présent les bouillonnements, ligne blanche où s’évanouissait l’eau du fleuve. La rive semblait toujours aussi lointaine.

« Calme ! aboya le broussard. Nom de Dieu, Gillvany, vous vous agitez comme un putain d’oiseau ! Enfoncez votre rame ! »

Le petit homme, sensible à la rebuffade, se mordit la lèvre et plongea profondément sa rame dans les flots. Guilford s’activait en silence, les bras douloureux. La sueur ruisselait sur son visage, sa bouche avait un goût de sel. Le matin avait perdu sa fraîcheur. Des oiseaux darwiniens, semblables à des pinsons d’un noir de charbon, filaient allègrement dans le ciel.

Le lit du Rhin se hérissait maintenant de rochers aussi aigus que des ailerons de requin, derrière lesquels flottait une écume blanche, tandis que la Perspicacity se rapprochait de la berge. Un craquement creux retentit à l’arrière du bateau.

« Le talon de quille, lança Sullivan dans un souffle. Souquez ! »

Vint ensuite, de l’avis de Guilford, le tour du gouvernail ; un frisson torturé secoua l’embarcation. Gillvany eut un hoquet, mais nul ne fit de commentaire. Le rugissement de l’eau devenait assourdissant.

La rive, un chaos d’énormes pierres, plus proche mais sinistre, défilait à une vitesse inquiétante. Tom Compton attrapa la bouline en jurant, se leva et bondit du bateau. Il atterrit avec une violence ravageuse sur un rocher au sommet plat, la corde se déroulant derrière lui tel un serpent furieux, tandis que Guilford pagayait en vain contre le courant. Le broussard reprit vivement son équilibre puis lança la bouline autour d’un éperon graniteux à l’instant précis où la Perspicacity la tendait brutalement. Le câble jaillit hors de l’eau dans une vibration musicale. Guilford s’arc-bouta, alors que le canot se cabrait et pivotait brutalement en direction de la rive. Sullivan tomba contre le bloc-moteur. Gillvany, pris de court, passa par-dessus bord.