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Lily était parfaite, assise les jambes pendantes sur un banc en rondins, sa poupée dans son giron. Elle l’avait appelée « Lady ».

« Lady, Lady », chantonnait-elle sur deux notes, toujours les mêmes.

La peinture rose du jouet s’était usée au point de laisser transparaître sur ses joues et son front le blanc de la porcelaine.

« Danse, Lady », fredonna Lily.

À cet instant précis, cette seconde de paix malaisée aussi brève qu’un tintement de cloche, Caroline vit Jered descendre d’un pas vif dans sa direction la berge pavée de rondins. Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Il y avait un problème. Elle le lisait dans les yeux de l’arrivant, dans sa démarche. Sans réfléchir, elle posa les mains sur les épaules de sa fille.

« Tu me fais mal ! » protesta cette dernière.

Jered se tenait à présent devant elles, hors d’haleine.

« Il faut que je te parle avant que tu ne lises le Times, Caroline. »

Il se montra patient, compatissant, mais sa nièce devait se rappeler ce moment comme s’il lui avait lu la manchette brutale d’un journal :

LES PARTISANS ATTAQUENT UN VAPEUR AMÉRICAIN

Le « Weston » arrive endommagé à Jeffersonville

Puis, plus terrifiant encore :

Qu’est-il advenu de l’expédition Finch ?

Encore ne s’agissait-il que des faits bruts. La pensée qu’il lui était impossible de venir en aide à Guilford était pire, bien pire, pour la jeune femme ; il se trouvait tellement loin d’elle, blessé peut-être, voire mort. Disparu dans des contrées sauvages, la laissant seule avec Lily.

Elle posa à Jered la terrible question, dans un murmure, tandis que la terre tanguait sous ses pieds et que Lily retournait en courant au banc où Lady gisait, abandonnée, les jupes retroussées sur la tête.

« Il est mort ?

— Personne n’en sait rien, Caroline. Mais le bateau a été attaqué bien après avoir déposé les passagers au pied des chutes. Rien ne porte à croire que Guilford ait été blessé. »

Ils vont me mentir, maintenant, comprit la jeune femme. Tous. Ils ont fait de moi une veuve et me racontent que Guilford va bien. Elle leva la tête. Le soleil était de sang à travers ses paupières.

XIII

Pour faciliter la séance, ils se rendirent à l’appartement de Randall, à Virginia, un triste garni de veuf dont un mur était un véritable sanctuaire dédié à la défunte, Louisa Ellen. Y pénétrer revenait à s’enfoncer dans l’archéologie d’une vie, aux décennies réduites à des tessons de poterie et des tablettes d’argile. Randall, se gardant de monter les lampes, alla directement piocher dans sa réserve d’alcools.

« Je n’ai pas l’intention de m’enivrer, expliqua-t-il. C’est juste que je ne veux pas rester sobre.

— Je prendrais bien un verre, moi aussi », déclara Vale.

Comme prévu, il s’abandonna au dieu.

Il se disait qu’il « appelait » ce dernier, alors qu’en fait c’était lui l’appelé, l’instrument. Jamais il ne s’était porté volontaire. Jamais il n’avait eu le choix. S’il avait résisté… il ne supportait pas d’y penser.

Randall voulait parler à Louisa Ellen, le sujet chevalin des photographies, aussi Vale se donna-t-il en spectacle, s’adressant à la défunte par-delà la Grande Frontière, roulant les yeux pour dissimuler sa propre souffrance. Il se retirait en lui-même, s’écartait du chemin de son dieu, se faisait passif. Le besoin de respirer n’était plus sien, non plus que les cours rebelles de sa bile et de son sang.

Il n’avait qu’une conscience lointaine des questions timides de Randall, dont la quintessence émotionnelle lui restait pourtant douloureusement claire. Le vieillard, en dépit de son matérialisme, avait désespérément envie de croire qu’il lui était possible de converser avec Louisa Ellen, emportée moins d’un an plus tôt par une mauvaise pneumonie ; mais il n’était pas facile d’abandonner le mode de pensée d’une vie entière. Aussi se livrait-il à un interrogatoire auquel la morte seule pouvait répondre, cherchant des preuves, terrifié à l’idée de ne pas les obtenir.

Le spirite, pour la première fois, avait conscience d’une présence autre que celle de son dieu. D’une entité torturée, amputée – d’un réceptacle de douleur qui avait peut-être été un jour Louisa Ellen Randall.

Sa voix, modulée par le dieu, sortait péniblement du larynx de Vale.

Oui, elle se rappelait les vacances dans le Maine, bien avant le miracle de la nouvelle Europe, la villa en bord de mer, il avait plu, n’est-ce pas, durant tout ce froid mois de juillet, mais elle n’en avait conçu nul regret, elle s’était réjouie de ses promenades sur la plage lorsque le temps s’adoucissait, de la contemplation du feu dans la cheminée, le soir, des coquillages crayeux qu’elle ramassait, du dessus-de-lit en patchwork sous lequel elle se blottissait, au creux du matelas de plumes.

Et ainsi de suite.

Quand Randall, rubicond sous l’afflux du sang qui se ruait dans ses veines encombrées, demanda :

« C’est vraiment toi, Louisa ? »

La réponse fut :

« Oui. »

Quand il demanda :

« Tu es heureuse ? »

La réponse fut :

« Bien sûr. »

À cet instant, la voix de Vale vacilla légèrement, parce que la Louisa Ellen Randall enchaînée à son esprit hurlait sa souffrance et sa haine envers le dieu qui l’avait capturée, entraînée jusqu’ici malgré elle, l’arrachant à… à…

Mais là résidait le Mystère.

Lorsque le scepticisme engourdi du conservateur commença à relever la tête, ce ne fut pas Louisa (bien qu’on eût toujours pu le croire) mais le dieu de Vale qui délivra le coup de grâce : une prophétie, un oracle. Il avertit Randall que l’expédition Finch était condamnée et qu’il devait se protéger des retombées politiques de l’événement.

« Les partisans s’en sont déjà pris au Weston », précisa Vale.

Son compagnon blêmit, le contemplant d’un œil fixe.

L’affirmation, malgré sa brièveté, tenait du miracle. L’histoire parvint la nuit même aux services du télégraphe ; bientôt, elle faisait les manchettes des journaux de Washington.

Le spirite l’ignorait et ne s’en souciait nullement. À son grand soulagement, son dieu l’avait quitté. Son corps douloureux lui appartenait à nouveau, et il y avait chez lui assez d’alcool pour le maintenir dans un néant thérapeutique.

XIV

Le lac de Constance. Die Bodensee.

Géographiquement parlant, il ne s’agissait guère que d’un élargissement du fleuve. Pourtant, dans les brumes matinales, sous les rayons du soleil levant qui traversaient les rideaux de vapeur argentée, on eût pu le prendre pour un océan placide, lisse comme la soie. La rive nord, tout juste visible, n’était qu’une masse rocheuse suspendue dans les airs, couverte d’une forêt muette d’arbres-mosquées, de pins-sauges et de bouquets d’un grand végétal à l’écorce blanche, aux feuilles épaisses, pour lequel Tom Compton lui-même n’avait pas de nom. Des faucons-mites passaient au-dessus des eaux scintillantes en vols tournoyants.

« Une place forte romaine se dressait là, il y a plus de mille ans », déclara Avery Keck. Il avait pris la place de Gillvany dans la Perspicacity, dont le petit moteur rugissait sur un rythme syncopé. « Au Moyen Âge, c’était devenu une des villes européennes les plus puissantes. Une cité lombarde, sur la route du commerce reliant l’Allemagne à l’Italie. Mais elle pourrait aussi bien ne jamais avoir existé. Il n’y a que de l’eau et des rochers. »