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Guilford se demanda tout haut ce qu’il était advenu des Européens disparus. Étaient-ils tout simplement morts ? Ou avaient-ils été emportés sur une Terre-reflet, où l’Europe demeurait intacte alors que le reste du monde était devenu d’une étrange virginité ?

Keck, un homme décharné d’une quarantaine d’années, à l’allure de croque-mort provincial, lui jeta un regard attristé.

« Dans ce cas, ils ont leurs terres vierges à explorer, à défricher et pour lesquelles se faire la guerre. Tout comme nous. Les malheureux. »

Campement au lac de Constance. Diggs près de son feu. Sullivan, Betts Hemphill sous leurs tentes. Vert gazon, avec une petite plante rampante feuillue qui ressemble à du trèfle turquoise. Nuages d’altitude, vent frais par bourrasques.

Post-scriptum. Mais peut-être devrais-je arrêter de me leurrer et reconnaître que ces notes sont en fait des lettres que je te destine, Caroline. J’espère que tu les liras bientôt.

Voyage en gros sans incident, depuis la mort tragique de Gillvany qui plane sur nous telle une nuée. Finch, surtout, est devenu morose peu communicatif. Sans doute se fait-il des reproches. Il passe son temps à griffonner dans son calepin sans presque ouvrir la bouche.

Nous avons dressé le camp dans les prés dont nous a parlé Erasmus. Vu des troupeaux de serpents à fourrure sauvages en abondance, se déplaçant comme les ombres des nuages par une journée ensoleillée. Tom Compton, en homme de ressources, a traqué et abattu une des bêtes, si bien que nous avons eu au dîner de la viande de serpent – des steaks gras au goût de gibier à plume, que nous avons beaucoup appréciés après les rations en conserve. Les bateaux se trouvent en sécurité, en haut d’une plage, sous des bâches et un surplomb de granite moussu. Il faudrait vraiment les chercher avec la plus grande attention pour les trouver. Mais qui pourrait bien se donner cette peine dans ces contrées sauvages ?

Nous attendons l’arrivée d’Erasmus avec notre équipement et nos bêtes de somme. Tom Compton dit et répète que nous aurions pu en avoir gratuitement autant que nous en voulons – nous en sommes littéralement entourés – mais celles d’Erasmus, dressées à porter selle et sacoches, nous ont déjà évité de transporter en bateau toutes nos affaires.

En admettant qu’Erasmus arrive, comme promis.

Nous nous connaissons tous très bien, à présent – y compris toutes nos qualités nos manies, qui sont légion. J’ai même eu plusieurs conversations intéressantes avec Tom Compton, lequel me montre davantage de respect depuis le quasi-naufrage de la Perspicacity. Je suis toujours pour lui l’Oriental policé qui gagne mollement sa vie grâce à sa boîte à images (selon sa propre expression), mais j’ai fait preuve d’assez d’initiative pour l’impressionner.

La rudesse de son existence justifie sans doute son scepticisme. Métis miséreux originaire de San Francisco, il descend, comme il le dit lui-même, d’esclaves, d’Indiens et de chercheurs d’or ratés. Il a appris à lire par ses propres moyens, ce qui lui a permis d’entrer dans la marine marchande puis, au bout du compte, d’arriver en Darwinie, contrée fruste où ses talents et ses manières frustes sont les bienvenus.

Tu le qualifierais de fruste, Caroline, en quoi tu aurais raison, mais il est fondamentalement bon fort utile en temps de crise. Je suis heureux de sa compagnie.

Nous attendons Erasmus depuis une semaine déjà et sommes décidés à l’attendre encore au moins aussi longtemps. Heureusement, je dispose de l’exemplaire d’Argosy que j’ai échangé contre l’ouvrage de géologie de Finch. Il contient un épisode du Royaume perdu de Darwinie, d’E.R. Burroughs, une de ses œuvres consacrées à son « ancien arrière-pays » imaginaire peuplé de dinosaures, de nobles sauvages, et d’une colonie de méchants junkers régnant sur les précédents. Il faut y secourir une princesse. Je sais que tu n’éprouves que mépris pour ce type de fiction, Caroline, et je reconnais que même la Darwinie inexplorée de Burroughs paraît bien fade comparée à ce que procure un contact intime avec sa réalité : ses collines trop matérielles et ses fraîches forêts ombreuses. Mais ce magazine m’offre une délicieuse distraction, que les autres membres de l’expédition m’envient fort car je ne le partage qu’avec parcimonie.

Je m’aperçois que je me languis de la civilisation – des grands immeubles, des kiosques à journaux, etc.

Erasmus arriva avec les bêtes et accepta, en guise de paiement, un chèque tiré sur une banque de Jeffersonville. Il passa une soirée au campement, au cours de laquelle il exprima ses regrets, sinon sa surprise, quant à la mort de Gillvany.

Toutefois, son apparition pâtit de la découverte d’Avery Keck. Ce dernier était parti avec Tom Compton à la chasse au serpent à fourrure, afin d’examiner non seulement la géographie locale mais aussi la manière dont le broussard pistait sa proie. Non qu’il fallût réellement pister les serpents, comme Keck l’expliqua ensuite devant le feu. Les deux hommes s’étaient contentés de séparer l’un d’eux du troupeau puis de l’abattre, d’un seul coup du fusil de Tom Compton. Le plus difficile avait été de traîner le cadavre jusqu’au camp.

Plus intéressant, ils étaient tombés sur un nid et ses déchets.

Les insectes, des carnivores invertébrés décapodes, cousins éloignés des ensouchés que Guilford avait vus dans les faubourgs de Londres, creusaient leurs galeries en terrain marécageux, dans un sol friable. Tout serpent à fourrure ou autre animal s’aventurant sur leur territoire, soumis aux multiples piqûres des éléments venimeux de la colonie, était ensuite submergé par cette dernière avant d’être dépouillé de sa chair. Ses os nettoyés étaient alors transportés avec soin jusqu’à la frontière du territoire des insectes – les fameux déchets.

« Plus une colonie est ancienne, plus elle a accumulé de déchets, expliqua Keck. Dans les basses terres rhénanes, j’ai vu un nid qui ressemblait à un rond de sorcières de près de cent mètres de diamètre. Celui que nous avons trouvé aujourd’hui est de taille moyenne, si j’en crois ma propre expérience. Un cercle parfait d’ossements immaculés mais piquetés. Essentiellement ceux de serpents à fourrure malchanceux, mais… » Il ouvrit le paquet de toile cirée rapporté au camp. « … il y avait aussi cela. »

Apparut un long crâne en dôme, aux dents aiguisées, aussi blanc que de l’ivoire poli bien que d’un rouge luisant dans la clarté du feu.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Diggs, s’attirant un regard sévère de Finch.

Guilford se tourna vers Sullivan, lequel hocha la tête.

« Oui, c’est le même que celui que nous avons vu à Londres. » Le botaniste décrivit brièvement aux autres le musée des Horreurs. « Voilà qui est fort intéressant. Je pense qu’il s’agit d’un grand prédateur. Il a sans doute eu un habitat très étendu, du moins à une certaine époque.

— À une certaine époque ? répéta Finch, ironique. En 1913 ou en 1915 ?

— À votre avis, de quand date ce spécimen, Mr. Keck ? reprit Sullivan, sans paraître avoir entendu.

— Je ne saurais le dire. Il n’est visiblement ni fossilisé ni abîmé par les intempéries, donc… assez récent.