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— Ce qui signifie que nous risquons de tomber sur une de ces bestioles en chair et en os, intervint Ed Betts. N’oubliez pas de charger vos pistolets. »

Malgré sa vaste expérience de l’arrière-pays sauvage, Tom Compton n’avait jamais vu une de ces créatures en vie, et il en allait de même d’Erasmus – « mais il y a bel et bien eu des disparitions ».

« Ça fait penser à un ours, déclara Diggs. À un grizzly de Californie, si c’est le crâne d’un adulte. Les ordures et ce genre de choses risquent de l’attirer. Nous devrions tenir le campement un peu plus en ordre, à partir de maintenant.

— Peut-être ces animaux fuient-ils l’homme, observa Sullivan. Peut-être ont-ils peur de nous.

— C’est possible, admit Tom Compton, mais avec des mâchoires pareilles ils pourraient avaler une jambe jusqu’au genou et sans doute la trancher à l’articulation. S’ils ont peur de nous, la réciproque devrait être vraie.

— Nous doublerons la garde, la nuit », décida Finch.

Même l’Éden cachait un serpent, se dit Guilford.

Au matin, ils se mirent en route dans les prés doucement vallonnés, en direction des montagnes qui se dressaient plus au sud. Les serpents à fourrure pouvaient servir de montures – porter une charge humaine ne les dérangeait pas, et ils répondaient aux directives transmises par une bride grossière – mais ils étaient tout simplement trop gros pour être confortables (sans parler de leur poil gras ni de leur mauvaise odeur). Il restait en outre à inventer le harnachement adapté. Guilford préféra aller à pied, même après le deuxième jour, lorsque la marche lui parut infiniment plus fatigante, que ses mollets, ses chevilles et ses cuisses protestèrent avec le plus d’ensemble.

Les collines herbues s’élevaient régulièrement. Il devenait plus difficile de trouver de l’eau potable, bien que les serpents fussent capables de flairer un ruisseau ou un étang à plus d’un kilomètre à la ronde. Quant aux montagnes qui barraient l’horizon, et que Keck triangulait sans relâche, elles formaient de toute évidence une barrière : la fin du chemin, que Finch et compagnie découvrissent ou non une passe accessible à l’emplacement du Brenner ou du Montgenèvre disparus. Nous ferons demi-tour, songea Guilford. Nous rapporterons nos plantes séchées et nos insectes épinglés en Amérique, où nous deviendrons célèbres pour avoir entrepris de « civiliser » le continent. Quelle sottise : nous ne sommes qu’une minuscule piqûre d’épingle de connaissance sur la peau de contrées inconnues.

Il n’en était pas moins fier de ce qu’ils avaient accompli. Comme il le dit au broussard, ils foulaient un sol que nul n’avait foulé avant eux, cherchaient à percer quelques-uns au moins des secrets de la Darwinie.

« On n’a pas fait son affaire au continent, acquiesça Tom Compton, mais je pense qu’on peut dire qu’on a regardé sous ses jupes. »

Guilford avançait d’un pas lourd dans la fraîcheur de l’après-midi, près de Tom Compton, de Sullivan et des bêtes. Des nuages bas, aux bords d’un blanc aveuglant, au plancher d’un gris laineux, dérivaient dans le ciel. Les bottes laissaient de brèves empreintes dans les plantes spongieuses. Keck avait repéré un deuxième nid, au bas d’une pente, plus à l’ouest, un anneau d’ossements entourant un disque vert d’une paix trompeuse. Le jardin d’un troll, se dit Guilford, tandis qu’ils le contournaient de loin.

Tom Compton ruminait une autre pensée.

« Il y a eu des feux de camp derrière nous, les deux nuits dernières, affirma-t-il. À huit ou neuf kilomètres. Je me demande ce que ça peut bien vouloir dire.

— Des partisans ? interrogea Sullivan.

— Sans doute de simples chasseurs. Si ça se trouve, ils nous suivent depuis les chutes du Rhin – ou plutôt ils suivent Erasmus en braconnant sur son territoire. Les partisans sont surtout des frères de la côte. Ils ont fondé des colonies pirates, et ils ne s’enfoncent que rarement dans l’arrière-pays, à part pour chasser ou prospecter. Auquel cas ils ont moins tendance à pratiquer la politique du fusil.

— Je préférais quand même la solitude, déclara Sullivan.

— Moi aussi », assura le broussard.

Campement dans les collines, près d’un ruisseau sans nom. Le terrain monte maintenant de manière visible. Lambeaux de forêt, surtout des arbres-mosquées une nouvelle plante, un petit buisson orné de baies jaunes non comestibles (d’après Sullivan, ce ne sont pas de véritables baies, bien que ça y ressemble). Vent frais, assez fort, chassant les massetiques, à moins qu’ils n’aiment tout simplement pas l’altitude.

Post-scriptum. En me tournant vers le nord, au dîner, j’ai eu une vue de ce qui m’a semblé la Darwinie tout entière : une tapisserie merveilleusement mélancolique d’ombre de lumière, avec le soleil s’abaissant à l’ouest. Souvenirs du Montana – immense désert, lui aussi, quoique moins absolument ; une contrée revêtue de vert tendre, fertile, pleine de vie malgré son étrangeté.

Je pense à toi, Caroline, à la patience dont tu fais preuve en m’attendant, à Londres, en veillant sur Lily, en supportant la mauvaise humeur de Jered ou le laconisme d’Alice. Je sais à quel point tu as détesté l’idée de mon départ, alors même que le confort de Boston était encore là pour te consoler. Je ne doute pas que le jeu en vaille la chandelle, que mes travaux soient plus demandés lorsqu’enfin nous rentrerons chez nous, que ce voyage se traduise par un avenir meilleur, plus sûr, pour mes deux petites femmes.

Mes rêves deviennent bizarres. Je me suis vu à plusieurs reprises en uniforme, m’avançant seul, perdu dans la fumée la boue, sur un champ de bataille ravagé. C’était terriblement réel ! On aurait presque dit un souvenir, quoique bien sûr rien de tel ne me soit jamais arrivé. Quant aux histoires sur la guerre de Sécession que j’ai entendues dans ma famille, elles n’évoquaient pas d’images aussi réalistes.

La folie de l’explorateur, peut-être ? Le professeur Sullivan parle aussi de drôles de rêves, et Tom Compton lui-même reconnaît mal dormir.

Mais comment pourrais-je bien dormir alors que tu n’es pas à mon côté ? Quoi qu’il en soit, le soleil chasse les songes. De jour, la montagne seule occupe notre esprit, nous imposant un horizon de sommets d’un blanc bleuté.

Tom Compton montait la garde, à l’aube, lorsque les partisans attaquèrent.

Il était assis près des braises du feu de camp en compagnie d’Ed Betts, un gros homme dont le menton tombait périodiquement sur la poitrine. Betts ignorait l’art de se tenir éveillé. Tom non. Il l’avait déjà pratiqué, le plus souvent seul, à l’affût des voleurs ou des usurpateurs de concession, surtout dans la région houillère. Remettre le sommeil à plus tard requérait une certaine tournure d’esprit, un don que Betts ne possédait pas.

Les premiers coups de feu n’en retentirent pas moins sans sommation dans les bois obscurs, à l’est. Il y avait tout juste assez de lumière pour teinter le ciel d’un bleu d’encre lorsque quatre ou cinq fusils aboyèrent de concert.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Betts, avant de tomber en avant, le cou troué, aspergeant le foyer de sang.

Le broussard se jeta dans la poussière en tirant vers la forêt, plus pour alerter ses compagnons que pour les défendre. L’ennemi restait invisible.

Les serpents à fourrure couinèrent de peur, puis une seconde volée de balles entreprit de leur ôter la vie.

Guilford dormait – il rêvait à nouveau de la sentinelle, son jumeau en uniforme kaki qui s’efforçait de lui communiquer un message vital mais inintelligible.