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La marche de la veille avait été épuisante. Les explorateurs avaient suivi une série de lignes de crête et de ravins boisés, poussant les serpents à fourrure réfractaires sous les arches des arbres-mosquées, montant et descendant sans fin. Les bêtes, qui n’aimaient pas la forêt, exprimaient leur mécontentement par des miaulements, des éructations, des pets. Une bruine obstinée n’amoindrissait en rien la puanteur épaisse de l’air figé, y ajoutant au contraire le relent de lait caillé des fourrures mouillées.

Enfin, le terrain s’était aplani. Les hautes prairies alpines avaient fleuri sous la pluie, le faux trèfle ouvrant ses pétales blancs en étoile tels des flocons de neige estivaux. Monter les tentes par ce temps était une tâche pénible, aussi le dîner s’était-il réduit à des conserves. Une lampe avait brûlé sous la tente de Finch une fois la nuit tombée – sans doute le scientifique couchait-il ses théories sur le papier, associant les événements de la journée à la dialectique de la nouvelle Création – mais les autres s’étaient purement et simplement effondrés sans un mot dans leurs couvertures.

Le ciel se colorait vaguement de bleu à l’est lorsque retentirent les premiers coups de feu. Guilford s’éveilla aux cris et aux explosions. Le cœur battant à tout rompre, il chercha son pistolet avec des gestes maladroits. Depuis la découverte du crâne monstrueux, son arme était chargée en permanence. Toutefois, s’il savait s’en servir, il n’avait rien d’un tireur d’élite. Jamais il n’avait tué quoi que ce fût.

Il se jeta dans le chaos extérieur.

L’attaque était venue du couvert oriental, masse noire découpée sur l’aube. Keck, Sullivan, Diggs et Tom Compton avaient établi une ligne de tirailleurs derrière trois cadavres de serpents à fourrure amoncelés. De temps à autre, ils faisaient feu vers les bois, cherchant avidement des cibles. Les bêtes survivantes tiraient en hurlant sur leurs longes, dans une panique futile. L’une d’elles tomba, sous les yeux de Guilford.

Les autres explorateurs sortaient de leurs tentes en titubant, égarés, terrorisés. Ed Betts gisait, mort, la chemise rouge de sang, à côté du feu de camp. Chuck Hemphill et Ray Burke, à quatre pattes, braillaient : « À genoux ! Baissez la tête ! »

Guilford rejoignit Sullivan et compagnie en rampant sur la toile cirée en loques. Nul ne prit garde à lui avant qu’il ne se fût redressé pour lâcher un coup de pistolet vers l’obscurité de la forêt.

« On ne touche pas ce qu’on ne voit pas, dit Tom Compton en lui posant la main sur le bras. Et puis ils sont trop nombreux.

— Comment le savez-vous ?

— Aux éclairs, quand ils tirent. »

Une nouvelle volée de balles répondit à l’unique tentative du photographe, secouant avec des chocs sourds les corps des serpents à fourrure.

« Mon Dieu ! s’exclama Diggs. Qu’est-ce qu’on va faire ? »

Guilford jeta un coup d’œil aux tentes. Preston Finch venait d’en sortir, pieds et tête nus, ajustant ses lunettes aux verres en cul de bouteille et tirant un coup de pistolet en l’air.

« Courir, répondit Tom Compton.

— Les provisions, protesta Sullivan. Les spécimens, les échantillons… »

Le sifflement tout proche d’une balle l’interrompit.

« Au diable tout ça ! trancha Diggs.

— Faites signe aux autres, reprit Tom Compton. Et suivez-moi. »

Quoique les partisans – si c’en étaient bien – eussent encerclé le campement, ils étaient moins nombreux et plus faciles à atteindre sur la pente ouest dégagée de la colline. Guilford compta deux cadavres ennemis au moins, mais Chuck Hemphill et Emil Swensen furent tués et Sullivan blessé, un point rouge sur le gras du bras. Ils suivirent tous Tom Compton dans la brume du ravin, où le soleil ne pénétrait pas encore. La progression était lente, terrible, les explorateurs ne conservant un semblant d’ordre que grâce aux ordres que leur lançait le broussard. Guilford avait l’impression de ne pas aspirer assez profondément pour couvrir les besoins de son corps ; l’air lui brûlait les poumons. Pénombre et brouillard ne fournissaient qu’une couverture imparfaite, tandis qu’il entendait, ou croyait entendre, l’ennemi quelques pas à peine derrière lui. Où s’enfuir, de toute façon ? Un ruisseau glacé coupait la vallée ; la colline au-delà était aussi escarpée que rocailleuse.

« Par ici », insistait Tom.

Ils suivaient le cours d’eau vers le sud. Le terrain devint bientôt marécageux, dangereux. Le photographe distinguait Keck, devant lui, dans les vapeurs bouillonnantes, mais rien de plus. Continue, s’ordonna-t-il.

Puis Keck s’arrêta net, le regard fixé à ses pieds.

« Que Dieu ait pitié de nous », murmura-t-il.

Le terrain avait encore changé. Guilford se rapprocha de son compagnon. Quelque chose craqua sous ses bottes.

Des brindilles. Par centaines.

Non : des os.

Les déchets d’un nid.

« Vous nous avez amenés ici exprès ! cria Keck au broussard, qui ouvrait la marche.

— Fermez-la. » Tom Compton n’était qu’une ombre épaisse. Quelqu’un, peut-être Sullivan, avançait à son côté. « Ne faites pas de bruit. Posez les pieds aux mêmes endroits que moi. Suivez-vous tous en file indienne. »

Diggs, qui arrivait derrière Guilford, le poussa en avant.

« Ils sont toujours là. Bougez-vous, nom de Dieu ! »

Peu importait ce qui les attendait. Diggs avait raison, il fallait suivre Keck, suivre Tom Compton. Une balle jaillit, hurlante, de la brume.

Les ossements craquaient sous les pas. Sans doute le broussard longeait-il l’anneau de débris, contournant le nid, à un cheveu du néant.

Keck avait rapporté un insecte de ce genre au campement, quelques jours plus tôt. Une bestiole à peu près grosse comme le pouce, aux dix longues pattes puissantes et aux mandibules évoquant l’acier des outils de chirurgie. Mieux valait ne pas y penser.

Diggs glissa sur un crâne qu’il n’avait pas vu, laissa échapper un cri, tomba malgré ses contorsions vers le sol meuble du nid. Guilford, le rattrapant par le bras, le tira en sûreté.

Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté du cercle, le ciel s’était éclairci, ce que le photographe ne pensait pas à l’avantage de son camp. Les partisans risquaient de voir à quoi ils avaient affaire. Ils n’en seraient pas moins contraints de longer l’ossuaire, soit contre la paroi du ravin, comme les explorateurs, soit près du ruisseau – dans un cas comme dans l’autre, ils formeraient des cibles plus faciles.

« Mettez-vous en ligne juste derrière ces arbres, là, ordonna le broussard. Rechargez vos armes ou préparez vos munitions. Tirez sur tous ceux qui essaient de contourner le nid, mais attendez qu’ils soient bien en vue. »

Les partisans étaient cependant trop pris par la chasse pour prêter attention au terrain. Guilford les examina avec attention lorsqu’ils jaillirent de la brume traînante pour s’engager dans ce qui leur apparaissait sans doute comme un banc de roche ou un carré de mousse. Il en compta sept dès l’abord, armés de fusils militaires quoique ne portant pas l’uniforme, simplement de hautes bottes et des chapeaux mous. Ils souriaient, confiants.

D’ailleurs, leurs bottes les protégèrent – un instant. L’homme de tête avait peut-être franchi les trois quarts du coin de terre meuble quand, baissant la tête, il découvrit ce qui lui recouvrait les jambes. Son rictus s’effaça, ses yeux s’agrandirent, tandis qu’il comprenait. Il fit demi-tour mais ne put s’enfuir ; les insectes tenaces, accrochés les uns aux autres, formaient des cordes vaguement poilues qui lui immobilisaient les jambes tout en le tirant vers le sol.