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Qui pis était, l’information restante se transformait.

Les Archives évoluèrent vers une forme distordue. Les entités sous-conscientes virtuelles, reliques d’une guerre qui avait dévasté une lointaine galaxie bien avant que ne débutât dans celle-là l’Ère éclectique, se servaient de la structure comme plate-forme afin de préserver leurs algorithmes de la mort thermique. Elles n’accordaient aucune considération morale aux autres existences, alors que le but des Archives et de leurs concepteurs leur apparaissait clairement. Elles ne s’étaient pas contentées d’envahir le grand livre, elles l’avaient pris en otage.

Les souvenirs statiques qui y étaient intégrés en tant qu’enregistrements devinrent alors de nouveaux germes de conscience : de nouvelles vies, prisonnières d’une épistructure dont la perception leur échappait, manipulées par des entités pour elles inconcevables. Ces vies, bien que produit de la corruption de leur support, ne pouvaient être ni interrompues ni effacées. La conscience en eût été souillée sans espoir de rédemption. Théoriquement, il était possible de vider les Archives, de les purger puis d’en récrire le contenu… mais cela fût revenu à pratiquer un massacre à grande échelle.

Qui plus était, il fallait sauvegarder les nouvelles vies, les mettre en mémoire. Tel était le but que poursuivait la conscience depuis sa naissance, afin de se préserver de la mort. Il lui était impossible d’abandonner la quasi-histoire étrange née au sein de sa création.

Les noosphères quittèrent les Archives, redoutant une contamination ; la conscience débattit avec elle-même, tandis que s’écoulait un millier d’années.

Il fut décidé de réparer le chef-d’œuvre. D’en chasser les envahisseurs. Si les choses suivaient leur cours, les nouveaux germes de conscience finiraient de toute manière par disparaître, ainsi que leur contenant. Les virus infiltrés ne connaîtraient pas de répit tant que l’Univers refroidissant contiendrait autre chose que leur propre code implacable. La tâche était aussi difficile que la construction proprement dite et bien plus problématique – le nettoyage devait débuter au sein même des Archives. Des noyaux individuels conscients allaient y pénétrer par milliards, à la fois matériellement et virtuellement. Pour s’y heurter à un adversaire fort malin.

Des individus – des esprits, en fait – dont l’identité s’était depuis longtemps fondue dans les noosphères se virent arracher leurs lustres d’améliorations puis rendus quasi mortels en vue de cette mission.

L’un d’eux, un très vieux noyau terrien, avait eu pour nom Guilford Law. Ce germe de conscience, juste assez complexe pour conserver son ancienne mémoire personnelle, fut lâché en compagnie de millions d’autres dans les profondeurs fractales des Archives.

La dernière guerre de l’Histoire débutait.

Guilford Law n’avait pas oublié la guerre. Après tout, c’était ce qui l’avait tué.

LIVRE DEUXIÈME

Hiver 1920-printemps 1921

Esse est percipii.

MGR BERKELEY

XV

Extrait du journal de Guilford Law

Je veux consigner les événements tant que j’en reste capable.

Un miracle m’a gardé la vie, mais il en faudrait un autre pour que nous passions l’hiver. Bien que nous ayons trouvé refuge en ces lieux indescriptiblement étranges – dont je parlerai plus tard – nous n’avons presque rien à manger, il règne un froid terrible, et une autre attaque est toujours possible.

Je suis encore faible (non seulement je tiens mon stylo comme Lily, mais j’écris également comme elle), et la lumière baisse déjà.

J’espère que Lily recevra ces notes un jour, même si je ne peux les lui remettre en personne. Je pense à toi, Caroline, et à elle, si souvent et avec une telle ferveur que je peux presque vous toucher. Quoique cela me soit moins facile, maintenant que la fièvre a baissé.

De tous les fantasmes qu’elle m’avait apportés, vous seules me manquerez.

À demain, si les circonstances le permettent.

Il s’est écoulé trois mois depuis l’attaque des partisans. Trois mois que j’ai passés, pour l’essentiel, inconscient ou à délirer. Ce qui suit est le compte rendu des événements tels que je les ai reconstruits. Avery Keck, John Sullivan et « Diggs » Digby ont rempli les blancs pour moi ; les autres survivants m’ont également aidé.

Il me faut être bref, car le temps et les forces me manquent. (Les hautes embrasures de pierre ne nous livrent qu’une lumière capricieuse, filtrée par la toile cirée ou les peaux de bêtes. De plus, j’apporte ma contribution, si modeste soit-elle, à notre survie – essentiellement en aidant Diggs, qui a perdu l’usage de son bras droit, à cuisiner nos maigres repas. Or il ne va pas tarder à avoir besoin de moi. Pour l’instant, il alimente le feu, alors que Wilson Farr est parti chercher un seau de neige.)

Nous approchions des Alpes, après avoir laissé derrière nous le lac de Constance, quand nous avons été attaqués par une bande de partisans uniquement soucieux, semblait-il, de nous tuer et de piller nos possessions. Les premières volées de balles nous ont pris Ed Betts, Chuck Hemphill et Emil Swensen – elles nous auraient pris d’autres camarades si nous avions établi notre campement plus près du couvert. La vivacité d’esprit de Tom Compton nous a sauvés. Il nous a fait contourner un des énormes nids d’insectes de la région, piège dans lequel nos poursuivants sont tombés, pour y être dévorés.

Ils n’en ont pas été les seules victimes. Un des insectes est parvenu à m’injecter son poison dans le sang. D’après le Dr Farr, lorsque le soir est tombé, je me trouvais aux portes de la mort. On me tenait pour perdu, et les autres survivants souffraient tous de blessures plus ou moins graves. Preston Finch, quoiqu’il s’en tirât avec une cheville tordue, était moralement brisé ; abandonnant son autorité à Sullivan et Tom Compton, il ne s’exprimait plus que par monosyllabes.

Lorsque les fuyards ont rassemblé assez de courage pour retourner, boitillants, au campement en ruine, ils y ont découvert l’équipement scientifique et les échantillons brûlés, les animaux massacrés, les provisions et le matériel médical envolés.

Maintenant encore, cette pensée m’est douloureuse. Tout notre travail, Caroline ! Tous les spécimens caractéristiques rassemblés par Sullivan, ses notes, sa presse à plantes – tout cela perdu. Mes deux appareils ont été détruits, les plaques exposées brisées. (Sullivan me l’a révélé quand j’ai enfin repris conscience.) Si mon carnet de notes en a réchappé, c’est parce que je le garde sur moi en permanence. Nous sommes parvenus à sauver quelques autres documents, ainsi que de quoi écrire et assez de papier pour que la plupart des survivants tiennent leur propre journal, cet hiver.

Pendant que le poison brûlait en moi, je ne pouvais pleurer les morts ; c’était tout juste si je parvenais à respirer.

Je les ai pleurés par la suite.

Les blessés avaient besoin de repos et de nourriture. Une fois de plus, Tom Compton nous a sauvés. Il a cautérisé ma piqûre d’insecte, avant de la soigner avec la sève d’une herbe amère. Le Dr Farr a accepté ces étranges remèdes de bonne femme parce que la médecine civilisée nous faisait totalement défaut. En revanche, il a utilisé ses compétences pour bander les plaies et remettre les os cassés en place. Les restes de nos possessions nous ont permis d’installer un campement plus discret, plus facile à défendre, au cas où d’autres partisans auraient rôdé. Peu d’entre nous étaient en état de voyager.