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L’étape suivante, en bonne logique, consistait à aller chercher de l’aide. Le lac de Constance ne se trouvait qu’à quelques jours derrière nous. Erasmus devait à présent avoir regagné sa cabane et son corral, mais les bateaux nous attendaient toujours – à moins que les forces adverses ne les aient également découverts – et il serait plus facile de descendre le Rhin que de le remonter. Nous comptions un mois pour atteindre Jeffersonville, un peu moins pour le retour de nos sauveteurs.

Tom Compton s’est porté volontaire, mais nous avions besoin de lui afin de protéger et soigner les survivants. Son expérience de chasseur et de trappeur signifiait qu’il pouvait nous procurer de quoi manger même sans munitions. D’ailleurs, il a pris l’habitude de traquer le serpent à fourrure armé d’un grand couteau. Les animaux ont fini par redouter son odeur, en demeurant toutefois si dociles qu’il parvient toujours à trancher la gorge de l’un d’eux avant que cette stupide bête n’ait compris le danger.

Nous avons envoyé Chris Tuckman et Ray Burke, qui n’avaient pas été blessés, chercher de l’aide. Ils ont pris ce qui restait des conserves (une misère), une tente ayant échappé aux flammes, des pistolets, un compas et une bonne partie des munitions.

Trois mois ont passé.

Tuckman et Burke ne sont pas revenus.

Nul n’est venu. Des quinze explorateurs partis, il n’en reste que huit. Finch, Sullivan, Compton, Donner, Robertson, Farr, Digby et moi.

Cette année, l’hiver a été précoce. Pluie glaciale, puis neige obstinée, granuleuse.

Sullivan, Wilson Farr et Tom Compton m’ont rendu un semblant de santé – ils m’ont nourri de brouet végétal et allongé, lorsque nous étions contraints de nous déplacer, sur un travois attelé à un serpent à fourrure sauvage. Bien évidemment, j’ai perdu du poids – plus encore que les autres, qui forment pourtant à présent une belle bande d’affamés.

Tu devrais me voir, Caroline. Le « petit bedon » dont tu te plaignais n’est plus qu’un souvenir. Il m’a fallu pratiquer de nouveaux trous dans ma ceinture. Mes côtes sont aussi visibles que les dents d’une fourchette. Lorsque je me rase (nous disposons d’un miroir et d’un rasoir), ma pomme d’Adam tressaute tel un chat sous des couvertures.

Comme je te l’ai déjà dit, nous sommes à l’abri pour l’hiver. Mais quel abri…

Je ne sais par où en entamer la description ! Je ne le ferai pas ce soir, en tout cas.

(Écoute : Diggs s’est remis au travail ; sa béquille en Y martèle le sol de pierre, l’eau siffle dans la bouilloire perchée sur le foyer – il ne va pas tarder à avoir besoin de moi.)

Peut-être, en la décrivant telle qu’elle m’est apparue pour la première fois… à travers un brouillard fiévreux, certes, mais je ne délirais pas, bien que cela puisse paraître douteux.

Un peu de patience, Caroline. Je redoute ton incrédulité.

Essaie de nous imaginer, petite bande de malheureux en loques, revêtus de peaux de bêtes, certains boitillant, d’autres tirés sur des sortes de civières, affamés et gelés, traversant une crête, une de plus, plongeant le regard dans une vallée sauvage, une de plus… Diggs avec son bras inutilisable, Sullivan traînant la jambe à faire pitié, moi installé sur une luge, car je restais incapable de tenir debout plus de quelques pas. D’après Farr, je souffrais des effets du venin sur le foie. J’étais fiévreux, j’avais le teint jaune et… bon, laissons les détails de côté.

Une vallée alpine de plus, mais différente. Tom Compton l’avait remarquée lors d’une de ses reconnaissances.

C’était une large dépression au terrain rocailleux, emplie d’arbres-mosquées couverts de piquants amers. Assis sur ma luge, drapé dans mes fourrures, je n’ai tout d’abord rien vu de plus que la pente couverte d’une végétation foncée. Le reste du groupe est cependant très vite tombé dans un profond silence, aussi me suis-je soulevé, cherchant des yeux ce qui inquiétait mes compagnons. J’ai alors découvert ce que je m’attendais le moins à trouver en ces contrées désolées :

Une ville !

Ou du moins ses ruines. Une vaste mosaïque de toute évidence ancienne, construite par des êtres intelligents, à travers laquelle s’était déchaîné un cours d’eau. Même à cette distance, il était visible que ses architectes l’avaient quittée depuis longtemps. Nul n’en foulait les rues strictement parallèles. La brume et l’usure adoucissaient les angles des bâtiments intacts, véritables boîtes de pierre gris fer. La cité était immense, Caroline, plus grande qu’on ne peut l’imaginer – elle aurait englobé tout Boston et deux ou trois comtés supplémentaires.

Malgré son aspect antique, ses structures individuelles, quasi préservées, restaient immédiatement utilisables. Elle nous offrait tout ce que nous désespérions de trouver : un abri pour nous et nos bêtes, de l’eau potable et (étant donné les collines boisées et les preuves de la proximité de serpents à fourrure) du gibier en abondance. Tom Compton, qui avait parcouru la ville et ses environs, estimait que nous pouvions y passer l’hiver. Il nous a prévenus qu’il s’agissait d’une ruine inhabitée : malgré tout le bois dont nous disposerions, nous devrions travailler dur pour nous tenir au chaud dans ces bâtiments venteux. Mais comme nous nous étions imaginés agonisant sous nos tentes en peau de serpent – ou, tout simplement, congelés dans une passe alpine – cette sinistre perspective nous semblait offerte par un dieu bienveillant.

Certes, notre découverte soulevait d’innombrables questions. Comment une cité avait-elle vu le jour, en ces contrées dépourvues de la moindre habitation, et qu’était-il advenu de ses bâtisseurs ? Ces derniers étaient-ils seulement humains, ou appartenaient-ils à quelque race darwinienne inconnue ? Toutefois, nous étions alors trop fatigués pour discuter de l’origine ou des implications de ces ruines. Seul Preston Finch a hésité avant de descendre dans la vallée. J’ignore ce qu’il craignait ; il n’avait pas prononcé une parole depuis plusieurs jours.

La perspective de nous mettre à l’abri nous a redonné le moral. En chemin, nous avons rassemblé les branches tombées des arbres-mosquées et des pins-sauges. Avant même que les étoiles ne s’allument dans le ciel hivernal, un feu rugissant projetait une lumière dansante parmi les pierres colossales de la cité sans nom.

Chère Caroline : Je n’ai pas tenu ce journal aussi ponctuellement que je l’aurais voulu. Les événements se précipitent.

Nous n’avons subi aucune autre catastrophe – rassure-toi – hormis celles, prolongées, de la solitude et des nécessités de la vie primitive.

Nous vivons tels des Peaux-Rouges, afin de continuer à vivre. Ma fièvre est tombée (pour de bon, je l’espère), ma jambe abîmée a retrouvé sa sensibilité et même quelque force. Je parviens à marcher sur une certaine distance en m’aidant d’un simple bâton, aussi m’arrive-t-il d’accompagner Tom Compton et Avery Keck à la chasse, sans toutefois quitter le grand arc formé par la vallée. Au printemps, quand nous repartirons enfin pour le lac de Constance, puis nos foyers respectifs, je ne devrais avoir aucun mal à suivre le rythme.

Nous allons chasser enveloppés de fourrures et chaussés de bottes en peau, le tout cousu à l’aide d’aiguilles en os, le fil provenant de nos loques de civilisés. Quoique nous possédions deux fusils et quelques munitions, nous nous servons surtout d’arcs et de couteaux. Tom, qui a confectionné arcs et flèches (en os et bois), reste notre unique tireur d’élite. Un coup de feu, nous a-t-il déclaré, risquerait d’attirer une attention indésirable. De plus, les balles nous seront peut-être utiles sur le chemin du retour. Je doute cependant que les partisans se cachent aux alentours. L’hiver doit les gêner autant que nous. Il n’empêche que divers membres du groupe éprouvent de temps à autre l’impression d’être observés.