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— Rarement », ai-je répondu, surpris.

Je mentais.

Les rêves ne sont que futilités, n’est-ce pas, Caroline ?

Je n’y crois pas. Je ne crois pas à la sentinelle qui me ressemble, même si je la vois chaque fois que je ferme les yeux. Heureusement, Sullivan n’a pas insisté. La fin de notre tour de garde s’est écoulée en silence.

Mi-janvier. Largesses inattendues de notre dernière expédition de chasse : plantes hivernales, viande en abondance, y compris deux « oiseaux » darwiniens – des faucons-mites, créatures bipèdes sans cervelle aux ailes membraneuses, dont la chair moelleuse, succulente, évoque plus que tout l’agneau. Nous avons fait bombance, sauf Paul Robertson, couché pour cause de grippe. Même Finch, satisfait, a souri.

Sullivan parle toujours d’explorer les ruines – c’est presque devenu une obsession. À présent que notre garde-manger est bien garni et le temps plus clément, il est fermement décidé à passer à l’action.

Tom et moi serons ses aides et porteurs désignés. Notre petit groupe part demain, pour une expédition de deux jours au cœur de la cité.

J’espère que nous ne commettons pas une sottise. À vrai dire, j’ai un peu peur.

XVI

L’hiver fut exceptionnellement rude, plus cruel que tous ceux que Caroline avait vécus à Boston. Selon les propres termes d’Alice, il faisait un froid de loup. Les bateaux ravitailleurs remontaient moins souvent la Tamise engorgée de glace, bien que leurs cheminées obscurcissent toujours le ciel dans le port bouillonnant d’activité. Chaque construction londonienne ajoutait à cette masse son plumet, fumée de charbon ou, plus sombre, de bois, voire de tourbe. Caroline avait appris à puiser quelque réconfort dans ces cieux maussades, emblèmes de la civilisation conquérante. Elle comprenait à présent que Londres n’était pas une colonie – après tout, qui eût voulu coloniser cette horrible contrée improductive ? – mais un défi jeté à une nature intraitable.

Certes, la nature finirait par l’emporter. Comme toujours. Mais la jeune femme n’en jouissait pas moins en secret de la moindre rue pavée, du plus petit arbre abattu.

Un vapeur arriva à la mi-janvier, lesté d’une cargaison que Jered avait commandée durant l’été. D’énormes rouleaux de corde et de chaîne, des petits clous, des vis et du goudron, des brosses et des balais. Une semaine durant, le matin, Jered fit la navette en chariot entre l’entrepôt et le magasin, afin de remplacer les marchandises vendues. Enfin, une fois le dernier chargement transféré dans l’arrière-boutique, il paya le charretier, dont les chevaux crachaient du brouillard dans un vent mordant, tandis qu’Alice et Caroline arrangeaient les étagères à l’intérieur. Alice travaillait sans répit, s’essuyant souvent les mains sur son tablier, parlant peu.

Depuis des mois, elle évitait le regard de sa nièce, avec laquelle elle se montrait froide, désapprobatrice, d’une politesse brusque.

Après l’attaque partisane contre le Weston, les deux femmes avaient commencé par se quereller. Alice refusait obstinément de croire à la mort de Guilford.

Caroline, elle, avait l’absolue certitude que son mari n’était plus ; elle l’avait eue dès l’instant où Jered lui avait raconté ce qui était arrivé au Weston, quoique cela ne prouvât rien, puisque les membres de l’expédition avaient débarqué en amont. Toutefois, Jered lui-même admettait qu’ils eussent été des proies faciles pour des voleurs décidés. La jeune femme avait gardé son sentiment par-devers elle, au début du moins, mais dans son cœur elle était veuve bien avant l’été.

Personne d’autre n’acceptait la vérité. L’espoir subsistait. Pourtant, septembre s’écoulant sans apporter la moindre nouvelle, il s’appauvrit à l’automne, avant de pratiquement s’évanouir durant l’hiver.

Il n’y avait pas de preuve, disait Alice. « Une épouse doit garder la foi. »

Mais les femmes avaient parfois trop d’intuition, songeait Caroline.

Elles n’étaient pas tombées d’accord, elles ne le pouvaient pas. Elles avaient juste cessé d’en parler ; seulement cette pensée teintait la moindre de leurs conversations, projetait son ombre sur la table du dîner, se glissait dans les silences de la pendule tictacquante. Caroline se vêtait à présent de noir. Alice conservait la valise de Guilford dans le placard du couloir, comme leçon de choses.

Ce jour-là, pourtant, la jeune femme sentait que leur désaccord n’était pas seul à préoccuper sa tante.

Elle en eut la preuve avant que le travail de la matinée ne s’achevât. Alice, un client servi, regagna l’arrière-boutique avec l’air pincé qui lui était habituel lorsqu’elle allait se montrer désagréable. Sa nièce s’efforça de ne pas broncher sous le regard de ses yeux étrécis.

« C’est déjà assez triste de pleurer quelqu’un dont on n’est même pas sûre qu’il soit mort, déclara Alice, sinistre, mais c’est encore pire – bien pire – d’arrêter de le pleurer. »

Elle sait, réalisa Caroline.

Non que cela comptât.

Ce soir-là, Jered et Alice allèrent au pub le plus proche, le Crown and Reed. Une fois certaine de leur absence, Caroline entraîna Lily au rez-de-chaussée puis, pour un instant seulement, dans la rue glaciale. Elle l’emmena chez une voisine, Mrs. de Koenig, qui lui demandait un dollar canadien pour surveiller l’enfant sans en parler à personne. Après avoir dit au revoir à sa fille, la jeune femme boutonna sa propre veste et remonta son capuchon afin de se protéger des rigueurs de l’hiver.

Les étoiles frissonnaient au-dessus du pavé givré. Les réverbères à gaz jetaient une clarté blafarde sur la neige durcie. Caroline se hâta dans le vent froid, refoulant une bouffée de culpabilité. Sa tante l’avait contaminée, lui infligeant cette impression de méchanceté. Elle ne faisait rien de mal. Impossible. Guilford était mort. Son mari était mort. Elle n’avait plus de mari.

Colin Watson l’attendait au croisement de Market Street et de Thames Street. Il la serra brièvement dans ses bras, avant de héler un taxi où il l’aida à monter, souriant – un pâle sourire, à demi dissimulé par sa ridicule moustache. Sans doute combattait-il, par égard pour elle, sa mélancolie habituelle. Il avait de grandes mains puissantes.

Où l’emmènerait-il, cette nuit ? Prendre un verre, probablement (mais pas au Crown and Reed). Parler. Rien de plus. Il avait besoin de parler : peut-être allait-il donner sa démission. On lui proposait un emploi civil, sur les quais. En septembre, il avait quitté l’arrière-boutique de Jered pour une chambre à l’Empire, où il passait la plupart de ses nuits.

Les choses s’en étaient trouvées facilitées.

Elle ne pouvait rester en sa compagnie aussi longtemps qu’elle l’eût voulu. Il ne fallait pas que Jered et Alice découvrissent ce qu’elle faisait. Ou, s’ils le découvraient, il devait au moins subsister un doute, une certaine incertitude qu’elle pût défendre.

Pourtant, elle voulait rester. Colin se montrait avec elle d’une gentillesse que Guilford n’avait jamais comprise, acceptant ses silences sans chercher à les démonter, contrairement à son mari. Ce dernier s’était toujours cru responsable des tristesses de Caroline. Il était attentionné – plein d’égards, sans doute, de son point de vue – mais elle eût aimé pouvoir pleurer sans s’attirer aussitôt des excuses.

Le lieutenant Watson étant parfois triste, lui aussi, malgré sa haute taille et sa vigueur, il laissait la jeune femme tranquille avec ses chagrins. Peut-être était-ce ainsi qu’un gentleman traitait une veuve. Le bouleversement du monde avait lézardé les fondations de la politesse, mais certains hommes n’en demeuraient pas moins des gentlemen. Certains demandaient toujours la permission avant de toucher. Colin était un gentleman. Ce qu’elle préférait en lui, c’étaient ses yeux. Ils restaient fixés sur elle, attentifs, alors même que ses mains erraient librement ; ils la comprenaient ; au bout du compte, ils lui pardonnaient. Il semblait à Caroline qu’il n’existait pas de péché que ces tranquilles yeux bleus ne pussent remettre.