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Elle s’attarda et but plus que de raison. Ils firent l’amour avec ardeur, avec désespoir. Enfin, sur l’insistance de sa compagne, le lieutenant la raccompagna jusqu’à un taxi, une heure plus tard que prévu. Elle se fit déposer un pâté de maisons avant Market Street. L’idée d’être vue à pareille heure sortant d’un hansom ne lui plaisait pas : d’une certaine manière, obscurément, cela impliquait quelque vice. Aussi alla-t-elle à pied, d’une démarche hésitante dans les crocs du vent, chercher Lily chez Mrs. de Koenig, qui lui extorqua un deuxième dollar.

Jered et Alice étaient rentrés, bien sûr. Caroline s’efforça de rester digne en ôtant son manteau et en débarrassant la fillette du sien, sans mot dire, à part pour cajoler l’enfant. Jered, fermant son livre, annonça d’une voix atone qu’il allait se coucher. Il trébucha en quittant la pièce. Lui aussi avait bu.

Mais si Alice l’avait imité, cela ne se voyait pas.

« Voilà une petite fille qui a bien sommeil, dit-elle d’un ton neutre. Hein, Lily ?

— Je vais la mettre au lit, déclara Caroline.

— Je ne crois pas qu’elle ait besoin de vous pour ça. Elle dort debout, à une heure pareille. Ton lit t’attend, ma chérie ! Va te coucher, d’accord ? »

Lily bâilla avec plaisir et s’éloigna d’un pas incertain, laissant sa mère sans défense.

« Elle a fait la grasse matinée, suggéra cette dernière.

— Elle ne dort pas bien du tout. Elle s’inquiète pour son père.

— Je suis fatiguée, moi aussi.

— Pas trop quand même pour commettre un adultère ? »

La jeune femme contempla sa tante d’un œil fixe, espérant avoir mal entendu.

« Forniquer avec un autre homme que votre mari, insista Alice. Vous appelez ça comment ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Peut-être devriez-vous aller loger ailleurs. J’ai écrit à Liam, à Boston. Il vous demandera sans doute de rentrer dès que possible. Il a fallu que je lui présente des excuses. En votre nom.

— Vous n’aviez pas le droit.

— Je pense que si.

— Guilford est mort ! »

C’était son seul argument, aussi Caroline regretta-t-elle de l’avoir utilisé si hâtivement. Sans qu’elle comprît pourquoi, il perdait sa gravité dans ce salon glacial.

Alice renifla.

« Vous ne pouvez en être sûre.

— Chaque jour, je sens que je l’ai perdu. Évidemment, que j’en suis sûre.

— Alors vous avez une drôle de façon de le pleurer. » Elle se leva, sans cacher sa colère. « Qui vous a dit que vous étiez un être à part, Caroline ? Liam ? Je suppose que c’est comme ça qu’il vous a traitée, quand il vous a installée, vous, pauvre petite orpheline malheureuse, dans sa grande maison de Boston. Mais tout le monde a perdu quelque chose, cette nuit-là, parfois plus que des parents… Certains d’entre nous ont perdu tout ce qu’ils aimaient, la moindre personne, le moindre lieu, des fils, des filles, des frères, des sœurs, et ils n’avaient pas forcément une riche famille pour sécher leurs larmes et des serviteurs pour faire leurs lits douillets.

— C’est injuste !

— Ce n’est pas nous qui édictons les règles. Nous les suivons ou nous les transgressons, voilà tout.

— Je ne resterai pas veuve toute ma vie !

— Sans doute. Mais si vous aviez la moindre décence, vous y réfléchiriez à deux fois avant de prendre pour amant un homme qui a participé au meurtre de votre mari. »

XVII

« Vous ne croyez pas que ça suffit ? »

La voix parut se condenser à partir de l’air même de la taverne – enfumée, liquide, insinuante. Mais Vale n’avait aucune envie de prêter l’oreille à son message. Comment résumer au mieux sa pensée ?

Soyons bref.

« Allez donc vous faire voir. »

Quelqu’un s’installa sur le tabouret voisin.

« Vous n’appréciez pas, hein ? Mais je vous en prie, Elias, ne vous dérangez pas pour moi. Je veux juste bavarder un peu. »

Il se tourna en grognant.

« Je vous connais ? »

L’arrivant, de haute taille, était cauteleux, bien habillé et séduisant. Quoique peut-être pas autant qu’il semblait le croire, exhibant ses dents blanches chevalines telles les lumières d’un phare. Vale lui donna vingt-deux, vingt-trois ans – bien trop jeune pour être aussi sûr de lui.

« Non, vous ne me connaissez pas. Timothy Crane. »

Il avait des mains de pianiste. De longs doigts osseux. Que le spirite ignora.

« Allez vous faire voir, s’obstina-t-il.

— Je suis navré, Elias, mais il faut que je vous parle, que cela vous plaise ou non. »

L’accent, au parfum de Nouvelle-Angleterre, était follement aristocratique.

« Qui êtes-vous ? Un des neveux Sanders-Moss ?

— Non, désolé, aucun rapport. Mais je sais qui vous êtes. » Crane se pencha sur Vale. Dangereusement près. Son souffle agita le fin duvet qui ornait l’oreille droite de son interlocuteur. « C’est vous qui parlez avec les morts.

— C’est moi qui aimerais vous convaincre d’aller vous faire voir.

— Qui abritez un dieu. Un dieu exigeant, douloureux. Du moins s’il ressemble au mien. »

Un taxi attendait Crane contre le trottoir. Seigneur, songea Vale. Quoi, encore ? Il éprouvait le vague sentiment que les événements s’accéléraient trop pour qu’il les comprît. Après avoir donné son adresse au chauffeur, il s’installa à côté du freluquet souriant.

L’automne avait été très calme, l’hiver plus encore. Sans doute les dieux suivaient-ils leur propre plan. L’enjeu de la partie impliquant Eugene Randall restait mystérieux – deux séances supplémentaires n’avaient semblait-il produit aucun effet – mais la fin en paraissait agréablement lointaine. Vale s’était même plu à espérer que son dieu se désintéressait de lui.

Apparemment, tel n’était pas le cas.

Le bavard Mr. Crane restait silencieux en présence du chauffeur. Son compagnon s’efforça de retrouver un semblant de sobriété – il se tint très droit, fronça les sourcils, cligna des yeux – tandis que le véhicule avançait lentement parmi les lumières électriques, globes gelés suspendus dans la nuit glaciale. L’hiver n’était pas censé être aussi cruel à Washington.

Enfin, ils arrivèrent chez Vale. La rue était calme, les fenêtres d’un noir digne. Crane paya le conducteur, tira de la voiture deux énormes valises puis les traîna jusque dans l’entrée, où il les laissa tomber avec insolence à côté du porte-parapluies.

« Vous comptez rester un certain temps ? s’enquit son hôte.

— J’en ai peur, mon vieux. »

Son vieux ? Dieu m’en garde.

« Nous avons donc tellement de choses à nous dire ?

— Des tas. Mais ça attendra bien demain. Pourquoi ne pas passer une bonne nuit, Elias ? Vous n’êtes vraiment pas en état. Nous discuterons de la situation quand nous serons tous les deux en meilleure forme. Ne vous inquiétez pas de moi ! Je vais m’allonger sur le sofa. Pas de manières entre nous. »