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Et, ma foi, l’intrus, toujours souriant, s’étendit bel et bien sur le canapé de velours.

« Écoutez, je suis trop fatigué pour vous flanquer dehors, mais si vous êtes encore là demain…

— Nous en parlerons à ce moment-là. Bonne idée. »

Vale leva les bras au ciel puis quitta la pièce.

Pour Elias Vale, le matin se profila juste avant midi.

Crane l’attendait à la table du petit déjeuner, lavé et rasé de frais, bien peigné, la chemise amidonnée. Il se versa une tasse de café.

Le spirite avait vaguement conscience de la sueur âcre qui suintait de ses propres pores obstrués.

« Combien de temps croyez-vous rester ?

— Je l’ignore.

— Une semaine ? Un mois ? »

Haussement d’épaules.

« Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, Mr. Crane, mais je vis seul. Parce que j’aime ça. Je ne veux pas d’hôte, même compte tenu des… euh, circonstances. D’ailleurs, pour être honnête, personne ne m’a rien demandé.

— Ce n’est pas leur genre, hein ? »

L’autre parlait des dieux.

« Vous voulez dire que je n’ai pas le choix ?

— Je ne l’ai pas eu non plus. Un toast, Elias ? »

Nous voilà à deux, comprit l’interpellé. Il n’avait pas pensé à cela. Alors que, bien sûr, c’était logique. Combien d’autres porteurs de dieux erraient donc de par les rues ? des centaines ? des milliers ?

Il croisa les mains.

« Pourquoi êtes-vous ici ? s’enquit-il.

— L’éternelle question. Je ne suis pas sûr de connaître la réponse. Pas encore, du moins. A priori, vous êtes supposé me présenter un peu partout.

— Comme quoi ? Mon giton ?

— Votre cousin, votre neveu, votre fils illégitime…

— Et après ?

— Après, le moment venu, nous suivrons les ordres. » Crane reposa le couteau à beurre. « Honnêtement, Elias, je n’ai pas choisi non plus. Et je pense que ça ne durera pas. Sans vouloir vous vexer.

— Sans vouloir vous vexer, je l’espère.

— En attendant, il va falloir me trouver un lit. À moins que vous ne vouliez que mes bagages encombrent votre salon. Vous recevez vos clients ici ?

— Souvent. Que savez-vous de moi, en fait ?

— Pas grand-chose. Que savez-vous de moi ?

— Absolument rien.

— Ah.

— Est-ce qu’un hôtel…, commença Vale, en une dernière tentative désespérée.

— Ils ne veulent pas. » Nouveau sourire. « Il semble que nos destins se croisent, pour le meilleur ou pour le pire. »

Chose surprenante, Vale s’habitua à ce que Crane occupât la chambre du grenier, dans la mesure où on s’habitue à des maux de tête chroniques. L’intrus se révéla d’ailleurs plein d’égards, nettoyant ce qu’il salissait avec plus de soin que son hôte, attentif à ne pas déranger ce dernier lorsqu’il consultait. Certes, le jeune homme insista pour être introduit dans le salon des Sanders-Moss sous l’identité d’un financier, cousin de Vale. Par bonheur, il semblait réellement posséder les connaissances nécessaires sur la banque et Wall Street, presque comme s’il avait été élevé dans ce milieu. Tel était peut-être le cas, d’ailleurs. Bien que vague en ce qui concernait son passé, il laissait entendre que sa famille avait des relations.

En tout cas, la conversation, à la table des Sanders-Moss, se consacrait de plus en plus à la disparition de l’expédition Finch et aux perspectives de guerre. Les journaux de Hearst poussaient au conflit avec l’Angleterre, prétendant détenir la preuve que les Anglais avaient vendu des armes aux partisans, ce qui les rendait coupables, au moins indirectement, de la mort de citoyens américains. Vale n’avait que faire de ces histoires, mais son dieu, lui, paraissait s’y intéresser.

Lorsqu’ils se retrouvaient ensemble chez le spirite, Crane et lui s’efforçaient de s’ignorer mutuellement. Quand ils discutaient – le plus souvent, après que Vale eut bu un verre – c’était de leurs dieux.

« Il ne se contente pas de me menacer », déclara Vale, par une nuit froide où il était enfermé chez lui en compagnie du jeune homme, alors qu’un vent âpre secouait les croisées. Whiskey du Tennessee. Timor mortibus conturbat me. « Il m’a promis que je vivrais. Je veux dire… à jamais.

— L’immortalité, acquiesça Crane, très calme, en continuant à peler sa pomme.

— À vous aussi ?

— Oh, oui. À moi aussi.

— Vous… vous y croyez ?

— Elias. Quand vous êtes-vous coupé pour la dernière fois en vous rasant ? questionna Crane, jetant à son hôte un coup d’œil interrogateur.

— Euh ? Je ne m’en souviens pas…

— Il y a longtemps ?

— Oui, reconnut le spirite. Pourquoi ?

— Vous avez eu l’appendicite, la grippe, la phtisie, récemment ? Vous vous êtes cassé quelque chose, vous avez eu mal aux dents, vous vous êtes pincé les doigts ?

— Non mais… quel rapport ?

— Vous le savez très bien. Seulement vous n’avez pas le courage de vérifier. Vous n’avez jamais été tenté, en vous rasant, à côté de votre cuvette ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. »

Crane, posant la main à plat sur la table de cuisine, y planta le couteau d’un geste sec. La lame brisa de petits os avant de s’enfoncer dans le bois. Vale recula ; ses paupières battaient.

Son compagnon tressaillit. Sourit. Resserrant sa prise sur le manche, il retira brusquement le couteau de la plaie. Une goutte de sang apparut. Une seule. Il l’effaça de sa serviette.

Sa peau était rose et lisse.

« Seigneur, murmura Vale.

— Mes excuses pour avoir abîmé la table, dit Crane. Mais vous voyez ce que je veux dire. »

XVIII

Extrait du journal de Guilford Law

Désolé d’écrire aussi mal. Le feu a beau nous réchauffer, il ne donne guère de lumière. Je pense à toi, Caroline, je t’imagine lisant ces lignes, et je puise dans cette image un certain réconfort. Où que tu sois, j’espère qu’il y fait chaud.

Il fait relativement chaud là où nous sommes, du moins selon nos nouveaux critères – trop chaud, peut-être. D’une chaleur qui n’a rien de naturel. Je vais t’expliquer.

Nos sommes partis ce matin pour notre exploration boiteuse au cœur des ruines, Tom Compton, le professeur Sullivan et moi. Sans doute offrions-nous un spectacle comique (il semblerait en tout cas que telle ait été l’opinion de Diggs), emmitouflés de fourrures de serpent, aussi blancs que des aigrettes de pissenlit, deux d’entre nous traînant la jambe (pas la même), nos quatre jours de provisions attachés sur une luge tirée par un serpent grommelant. La « chasse au dahu », voilà comment Diggs a appelé notre expédition.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas prêté attention à ses plaisanteries, et bientôt, à la suite de notre bête, nous nous sommes enfoncés au cœur des ruines, dans le silence oppressant de la cité. Je ne puis transmettre l’étrangeté de ce lieu hanté, avec ses constructions cubiques uniformément disposées sur une si vaste étendue. Alors que nous progressions vers le sud-ouest sous un ciel sans nuage, la luge faisait crisser la neige luisante. Toutefois, le soleil hivernal restant bas sur l’horizon, nous marchions le plus souvent à l’ombre, le long des larges avenues plongées dans une froide mélancolie.