Выбрать главу

Tom, qui tenait la longe du serpent, n’était pas d’humeur causante. Je suis donc resté un peu en retrait avec le professeur Sullivan, dans l’espoir qu’une voix humaine dissiperait l’ambiance sinistre de ces rues immenses, tellement uniformes. Hélas, Sullivan était aussi affecté que Tom par cette triste atmosphère.

« Nous tenons pour acquis que la cité a été bâtie par des créatures intelligentes, a-t-il déclaré, mais peut-être n’est-ce pas le cas. »

Je lui ai demandé de s’expliquer.

« Les apparences sont trompeuses, a-t-il repris. Avez-vous jamais vu une termitière africaine ? C’est une structure élaborée, souvent plus grande qu’un homme, mais qui n’a pour architecte que l’évolution. Pensez aussi à la régularité et à la complexité d’une ruche.

— Vous voulez dire que nous nous trouvons peut-être dans une sorte de nid d’insectes ?

— Je veux dire que si ces constructions sont de toute évidence artificielles, leur uniformité de taille et, apparemment, de fonction, plaide contre des concepteurs humains.

— Quel genre d’insectes taillerait-il des blocs de pierre aussi gros que le Monument de Washington ?

— Je ne parviens même pas à l’imaginer. Qui pis est, il n’existe aucun précédent. Quels que soient les bâtisseurs de cette cité, ils ne semblent avoir ni descendance ni ancêtre évident. On dirait presque une création séparée. »

Les pensées de Sullivan ne reflétaient que trop les miennes. Malgré son étrangeté, la Darwinie possède une beauté propre – des prairies d’un vert moussu, des bosquets de pins-sauges, des rivières accueillantes. Les ruines n’ont pas ce charme. Nous avons parcouru sans fin leurs rues d’une impitoyable régularité, tandis que le soleil baissait derrière les monolithes de pierre craquelée. Devant nous s’étendait une immensité blanche parfaitement vierge. Ni Sullivan ni moi n’y avons accordé une pensée avant que Tom ne nous en fasse remarquer la bizarrerie. Durant les quatre ou cinq jours qui s’étaient écoulés depuis la dernière chute de neige, nul animal n’y avait laissé ses traces, pas même un faucon-mite. Il y en a pourtant beaucoup aux alentours ; ils se réfugient par véritables volées dans les constructions en ruine sur le pourtour de la cité. (C’est un gibier facile pour qui est réduit à en manger. Il suffit de se glisser la nuit, armé d’une torche, jusqu’à leurs nids ; les occupants en sont aveuglés par la lumière, et on peut en tuer cinq ou six d’un coup de bâton avant que les autres ne rassemblent assez leurs esprits pour s’envoler.)

Mais ici, rien. Quoique ce labyrinthe engorgé de pierres n’ait pas grand-chose à offrir, l’absence de vie paraît de mauvais augure. Elle porte sur les nerfs, Caroline, et je dois bien t’avouer que, l’après-midi avançant et les ombres s’allongeant, nous ne progressions plus que sur la pointe des pieds, prêts à prendre le galop au moindre bruit.

Il n’y en avait aucun, hormis les craquements de la glace invisible ou le doux murmure de la neige amollie s’effondrant par paquets. Au crépuscule, nous avons installé notre campement sans être dérangés. Pour te donner une idée de la taille de cette ville, sache que nous n’avons pas encore atteint ce qui, d’après Sullivan, en constitue le cœur. Nous avons emporté du petit bois, des branches d’arbres-mosquées denses mais creuses, donc pas particulièrement lourdes ; nous les avons utilisées pour faire du feu dans une des structures au toit plus ou moins intact. Il eût été vain d’espérer chauffer cet intérieur aussi vaste qu’une cathédrale, mais nous n’étions plus en plein courant d’air et sommes parvenus à nous installer dans un coin avec un confort relatif.

La température est de toute manière plus douce ici qu’à la périphérie de la cité. Sullivan a souligné que le sol est inexplicablement moins froid, peut-être à cause de quelque nappe d’eau souterraine ou autre source de chaleur naturelle ; la glace en fondrait presque. Tom a combattu son silence fatigué assez longtemps pour nous dire que par une nuit sans nuage, alors qu’il campait sur une colline après une chasse aux serpents, il a vu briller dans les profondeurs de la ville une étrange clarté bleu-vert. Il est possible que le phénomène découle d’une activité volcanique, bien que Sullivan affirme que la géologie ne s’y prête pas. Quant à nous, nous n’avons rien observé de tel.

Je dois ajouter que Tom, en principe d’un pragmatisme à toute épreuve, semble plus encore sur les nerfs que Sullivan et moi. Tout à l’heure, alors que je commençais à t’écrire, il a dit quelque chose de bizarre… en marmonnant, penché sur le foyer avec une telle intensité que je craignais qu’une braise n’enflamme sa barbe broussailleuse.

« J’ai rêvé de cet endroit. »

Il n’a rien ajouté, mais le froid m’a saisi, en dépit du feu. Parce que moi aussi, Caroline, j’ai rêvé de cet endroit. Au cœur de mes sommeils fiévreux de l’automne, alors que le poison courait dans mes veines et que je ne distinguais pas le jour de la nuit. J’ai rêvé de la cité, et j’ignore ce que cela signifie.

… J’en ai de nouveau rêvé cette nuit.

Mais j’ai bien autre chose à te dire, et guère de temps. Comme nous n’avons que peu de provisions, Sullivan insiste pour que nous utilisions au mieux la moindre seconde. Aussi vais-je tout te raconter de la manière la plus simple et la plus directe possible.

La ville n’est pas seulement une grille composée de carrés. Elle a bel et bien un centre, ainsi que le pensait Sullivan. Un centre d’une extrême étrangeté que ne signalent ni cathédrale ni place du marché.

Nous sommes tombés sur le bâtiment ce matin. Autrefois, sans doute était-il visible de très loin, mais l’érosion l’a camouflé. (Je doute que Finch lui-même en conteste l’incroyable ancienneté.) À présent, il se dresse au milieu de ses propres ruines. D’énormes blocs de pierre, certains aussi polis que s’ils sortaient tout juste de la carrière, d’autres usés jusqu’à former des angles grotesques, ont ralenti notre avance. Nous avons abandonné notre luge pour nous enfoncer à travers ce labyrinthe, fruit du hasard et des intempéries, jusqu’à découvrir le moignon de la construction centrale.

Ce champ de ruines est dominé par une rotonde en basalte noir, ouverte sur un quart environ de sa périphérie. Son dôme, dont l’apex culmine à plus de soixante mètres, recouvrirait facilement un pâté de maisons. Les parties intactes en sont toujours lisses, quasi soyeuses, sans que Sullivan puisse déterminer comment elles ont été travaillées.

La bâtisse est enveloppée de brume en permanence, ce qui explique peut-être qu’aucun d’entre nous ne l’ait jamais vue depuis les pentes de la vallée. Neige et glace fondues, d’après Sullivan, chauffées par en dessous. Même dans les ruines alentour, l’air est nettement plus chaud qu’ailleurs. Quant au dôme proprement dit, il ne porte pas trace de neige. Sa température doit être de loin supérieure à celle de la congélation aqueuse.

Nous sommes restés tous trois immobiles, muets, devant ce spectacle. Quelle plaque il aurait donnée ! Ruines alpines désertes de l’arrière-pays européen. Une photographie pareille nous aurait bien rapporté de quoi vivre un an, Caroline.

Aucun de nous n’a exprimé ses pensées. Peut-être se révélaient-elles trop fantastiques. Les miennes, en tout cas, l’étaient. Une fois de plus, les aventures couchées sur le papier par E.R. Burroughs me revenaient à l’esprit, avec leurs grottes volcaniques et leurs hommes-bêtes adorateurs de dieux du passé.

(Je sais que tu réprouves mes lectures, Caroline, mais les contes imaginés par Mr. Burroughs sont un véritable Baedeker de ce continent ! Il ne nous manque plus qu’une princesse, et une épée que je passerais à ma ceinture.)