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« Appuyez-vous sur moi », lui conseilla son compagnon.

Là encore, Guilford se sentit emporté.

Il avait du mal à se tenir éveillé. Son corps engourdi cherchait à lui fermer les yeux pour prendre du repos.

« Nous ferons du feu, une fois hors de ce trou, déclara Tom. Allez-y, marchez, maintenant.

— Combien de temps ai-je attendu ?

— Trois jours.

— Trois ?

— Il y a eu un problème.

— Qui vous a accompagné ? »

Ils étaient arrivés au sommet du puits. Un jour aqueux s’insinuait dans la coupole, où les attendait une silhouette décharnée, tassée contre une pierre plate, le visage dissimulé par la brume et l’ombre de sa capuche.

« Finch, lâcha Tom. Il est là.

— Finch ? Mais pourquoi ? Et Keck, et Robertson ?

— Ils sont morts. Keck, Robertson, Diggs, Donner, Farr… Tous. Et nous mourrons aussi, si vous vous arrêtez. »

Guilford, gémissant, se cacha les yeux.

XIX

Le printemps fut précoce, à Londres. Les marais de l’Est et de l’Ouest, en dégelant, chargèrent l’air d’un parfum de terre, tandis que le commerce emplissait Thames Street, récemment pavée des quais à Tower Hill, d’un vacarme retentissant. Le travail reprit sur le dôme de la nouvelle cathédrale Saint-Paul.

Caroline évita un troupeau de moutons en route pour le marché, avec l’impression de s’avancer elle aussi vers l’abattoir. Des semaines durant, elle avait refusé de voir Colin Watson, ignoré ses invitations et même ses messages. Les raisons qui l’avaient poussée à accepter un rendez-vous ce jour-là – dans un café de Candlewick Street – restaient d’ailleurs assez floues. Elle avait l’impression tenace de devoir quelque chose à l’officier, ne fût-ce qu’une explication, avant de repartir pour les États-Unis.

Après tout, c’était un militaire. Il obéissait aux ordres. Il n’était pas Kitchener, ni même la Royal Navy. Juste un homme.

Elle n’eut pas grand mal à atteindre sa destination, un pub aux boiseries Tudor dont les fenêtres serties de plomb ruisselaient d’eau condensée, chauffé par un énorme samovar en argent. Il s’y pressait une foule rude essentiellement composée d’ouvriers. La jeune femme scruta une mer de bonnets en laine jusqu’à repérer Colin, assis à une table de derrière, le col relevé, sa longue face emplie d’inquiétude.

« À nos retrouvailles », dit-il, levant sa tasse en une parodie de toast.

Toutefois, Caroline n’était pas là pour discuter. À peine assise, elle alla droit au but.

« Je tiens à vous dire que je m’en vais.

— Vous venez tout juste d’arriver.

— Je veux dire que je rentre à Boston.

— Comment ! C’est pour cela que vous ne vouliez plus me voir ?

— Non.

— Alors m’expliquerez-vous au moins pourquoi vous partez ? » Baissant la voix, il écarquilla ses yeux bleus. « Je vous en prie, Caroline. Je vous ai sans doute offensée. Je ne sais pas en quoi, mais si ce sont des excuses qu’il vous faut, vous les avez. »

Les choses étaient plus compliquées qu’elle ne l’avait escompté. Il était désorienté, sincèrement désolé. Elle se mordit la lèvre.

« Votre tante a appris que nous nous voyions, c’est ça ? insista-t-il.

— Ce n’était pas le secret le mieux gardé qui fût, répondit-elle, la tête basse.

— Ah. Je m’en doutais. Jered n’en aurait sans doute pas fait tout un drame, lui. Quant à Alice… ma foi, je suppose qu’elle était furieuse.

— En effet, mais ça n’a pas d’importance.

— Alors pourquoi partez-vous ?

— Ils refusent de m’héberger plus longtemps.

— Installez-vous chez moi.

— Je ne peux pas !

— Ne vous froissez pas, Caroline. Nous n’aurions pas à vivre dans le péché. »

Mon Dieu ! Encore un instant, et il allait la demander en mariage !

« Vous savez très bien pourquoi je ne peux pas ! Colin… elle m’a tout dit.

— Tout quoi ? »

À la table voisine, deux marins fixaient la jeune femme, souriant d’un air affecté. Elle se contraignit à parler aussi bas que son compagnon.

« Vous avez assassiné Guilford. »

Le lieutenant se rejeta en arrière sur sa chaise, les yeux ronds.

« Dieu du ciel ! Assassiné ? Elle a dit ça ? » Il cligna des paupières. « C’est ridicule, voyons !

— En envoyant des fusils de l’autre côté de la Manche. Aux partisans. »

Il reposa sa tasse. Cligna derechef des paupières.

« Des fusils… Je vois.

— C’est donc vrai ?

— Que j’ai assassiné Guilford ? s’enquit Colin en regardant Caroline bien en face. Certainement pas. Quant aux armes… » Il hésita. « Jusqu’à un certain point, c’est possible. Nous ne sommes pas censés parler de ce genre de choses, même entre nous.

— Alors c’est vrai !

— C’est possible. Franchement, je l’ignore ! Je ne suis pas assez gradé. J’obéis aux ordres, et je ne pose pas de questions.

— Mais il y a bien eu des fusils ?

— Oui. Pas mal d’armes ont transité par Londres. »

C’était presque un aveu. Caroline, songeant qu’elle eût dû être furieuse, se demanda pourquoi il n’en était rien.

Peut-être en allait-il de la colère comme du chagrin. Peut-être prenait-elle son temps, tendait-elle ses embuscades.

« Alice a dû en entendre parler par Jered…, poursuivit Colin, soucieux. Il en sait sans doute plus que moi. La Navy se sert de temps à autre de son entrepôt et de ses transporteurs, avec son accord. Il se peut qu’il ait rendu d’autres services à l’Amirauté. Après tout, il se considère comme un patriote. »

Alice et Jered se querellant, la nuit, empêchant Lily de dormir. Était-ce là l’objet de leur désaccord ? Jered admettant que des fusils, passés par son entrepôt, étaient allés aux partisans, Alice inquiète pour la sécurité de Guilford…

« Mais quand bien même des armes auraient traversé la Manche, rien ne prouve qu’elles ont servi contre Guilford. Honnêtement, je ne vois pas pourquoi qui que ce soit s’en prendrait à l’expédition Finch. Les partisans opèrent le long de la côte ; ils ont bien plus besoin de charbon et d’argent que de munitions. N’importe qui a pu tirer sur le Weston – des bandits, des anarchistes ! Quant à votre mari, qui sait sur quoi il est tombé, au-delà de ces satanées chutes du Rhin ? Le continent est vierge, inexploré ; il est dangereux par essence. »

La jeune femme, honteuse, sentait ses défenses s’effondrer. La question lui avait semblé d’une clarté glacée quand Alice lui en avait parlé, mais Jered était peut-être aussi coupable que Colin.

Accepter ce rendez-vous avait été une erreur… Pourtant, elle ne pouvait l’annuler, à présent. Rien, ni moralité ni obstacle matériel, ne le lui permettait. Son compagnon, quoi qu’il eût fait, se montrait avec elle d’une honnêteté sans faille.

Et puis il lui avait manqué, elle devait bien le reconnaître.

Les marins en chandail rayé adressaient à Caroline des sourires lascifs.

Colin lui prit la main.

« Venez, demanda-t-il. Il y a trop de bruit, ici. »

Elle le laissa parler tout au long de Candlewick puis de Fenchurch Streets, jusqu’à la limite des trottoirs, se laissa apaiser par le son de sa voix et la séduisante perspective de son innocence.

La couronne des arbres-mosquées, d’un vert terne durant l’hiver, s’était couverte avec le soudain retour du soleil et la fonte des neiges de nouvelles aiguilles. Il faisait presque chaud.