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— D’accord, mais… au bout du compte, quelle importance ? Si les dieux cherchent la guerre, l’intervention de Randall ne les gênera pas beaucoup. Les journaux n’en parleront sans doute même pas.

— Alors qu’ils parleront de son assassinat. Et si nous sommes prudents, ils en accuseront les espions britanniques. »

Vale ferma les yeux. Les roues tournaient à l’intérieur d’autres roues, ad infinitum. Un atroce instant durant, il eut désespérément envie de sa seringue.

Puis une détermination lugubre, qui ne lui appartenait pas vraiment, naquit en lui.

« Ce sera long ?

— Du tout », assura Crane, apaisant.

Peut-être à cause des effets de la morphine qui s’attardait dans son sang, Vale sentait la présence de son dieu à ses côtés tandis qu’il s’avançait dans le corridor désert, en direction du bureau de Randall. Le conservateur travaillait tard, seul. Sans doute, là encore, par la grâce des dieux.

Celui du spirite était inhabituellement tangible. Vale le voyait, sur sa gauche, ou s’imaginait le voir, marcher près de lui. La divinité n’avait rien de plaisant ni d’éthéré. Elle évoquait un bouvillon de bonne taille, en beaucoup plus grotesque – et détestablement matériel.

Son corps comportait trop de bras et de jambes ; son horrible gueule, aussi aiguë qu’un bec, s’ouvrait sur un intérieur pourpre humide. Une crête de bosses semblables à des tumeurs reliait son ventre à son cou en une sorte d’épine « dorsale ». Sa couleur, un vert minéral dénué de vie, était écœurante. Crane, quant à lui, ne voyait rien.

Ne sentait rien. Alors que l’odeur aussi était tangible, du moins pour le spirite. Une puanteur chimique astringente évoquant une tannerie, ou un flacon brisé dans un cabinet médical.

L’irruption des deux hommes dans son bureau surprit Randall. (Mais il eût été infiniment plus surpris s’il avait distingué le dieu hideux, ce qui de toute évidence n’était pas le cas.) Il leva les yeux d’un air las. Depuis que Walcott avait quitté l’institution, Randall remplissait les épuisantes fonctions de directeur. Sans parler de sa comparution devant le comité ou du harcèlement post-mortem de son épouse.

« Elias ! s’étonna-t-il. Et Timothy Crane, je présume ? Nous nous sommes vus un jour chez Eleanor. »

Il n’y aurait pas de discussion. Il n’était plus temps. Crane gagna la fenêtre, derrière le conservateur, et ouvrit sa sacoche. Il en tira le scalpel. La lame brillait dans la lumière aqueuse. Randall fixait toujours le spirite.

« Qu’y a-t-il, Elias ? Franchement, je n’ai pas le temps de… »

De quoi ? se demanda Vale, tandis que Crane, avançant d’un pas vif, plantait le scalpel dans la gorge du vieillard. Ce dernier lâcha un gargouillis et commença à se tortiller, mais le sang qui lui emplissait la bouche l’empêchait de faire trop de bruit.

Son agresseur rangea l’instrument ensanglanté dans le sac, dont il extirpa la bouteille brune.

« Je croyais que vous alliez stériliser le scalpel », avoua Vale.

Une idée idiote.

« Ne soyez pas stupide. »

Crane aspergea d’alcool la tête et les épaules de sa victime, avant de verser sur le bureau le reste de la fiole. Le conservateur tomba de son fauteuil et se mit à ramper en se tenant la gorge, mais le sang giclait entre ses doigts.

Ensuite vinrent les allumettes.

Lorsque Crane émergea de la pièce en feu, sa main gauche brûlait. Le jeune homme, fasciné, la tourna et la retourna devant ses yeux tandis que les flammes bleutées, privées de combustible, s’éteignaient lentement. Sa chair était intacte, de même que sa manchette.

« Exaltant », commenta-t-il.

Elias Vale, soudain écœuré, chercha du regard son compagnon divin, mais le dieu avait disparu. Il ne restait de lui que la fumée, le feu et la puanteur de la viande brûlée.

XXI

Guilford, juché sur un serpent à fourrure, reprit des forces pendant que Tom guidait les bêtes le long des pentes de la vallée. L’escalade n’était pas facile. La neige encroûtée de glace mordait les pattes épaisses des animaux, qui gémissaient plaintivement, sans toutefois reculer. Peut-être savaient-ils ce qu’ils laissaient derrière eux. Peut-être avaient-ils hâte de fuir la cité en ruine.

À la nuit, alors qu’il tombait de la neige fondue, le broussard trouva dans la forêt une clairière, où il construisit un petit feu. Guilford se rendit utile en ramassant des branches mortes sous les arbres les plus proches, tandis que Preston Finch, encapuchonné et sinistre, nourrissait les flammes de petit bois. Les bêtes se serraient les unes contre les autres, leur fourrure hivernale luisante, une vapeur épaisse s’échappant de leurs larges narines.

Les trois hommes dînèrent d’un faucon-mite tué de frais et grillé, ainsi que de languettes de pemmican de serpent tirées du sac de Tom. Ce dernier confectionna un abri improvisé à l’aide de branches de pins-sauges et de fourrures. Il en avait récupéré plusieurs, ainsi qu’un pistolet et trois serpents. Tout ce qui restait de l’expédition Finch.

Guilford mangea peu. Il avait désespérément envie de dormir – d’éliminer ainsi la malnutrition chronique, les trois jours d’hypothermie qu’il venait de vivre dans le puits, le choc que lui avait infligé la mort de Sullivan, les engelures qui rendaient ses doigts et ses orteils d’un blanc de porcelaine inquiétant. Mais cela ne serait pas. D’autant qu’il voulait savoir exactement à quel point la situation était catastrophique.

Il demanda à Tom comment les autres étaient morts.

« Quand je suis arrivé, tout était fini, répondit son compagnon. D’après leur piste, les assaillants venaient du nord. Des hommes armés, dix ou quinze, qui ont peut-être repéré le feu de Digby, à moins qu’ils n’aient eu de la chance, tout simplement. Ils ont dû arriver en tiraillant. Tout le monde y est passé, sauf Finch, qui s’est caché dans l’écurie. Les bandits n’ont pas emmené nos serpents – ils en avaient. Ils ont aussi laissé en arrière un blessé, qui avait pris une balle dans la jambe et ne pouvait plus marcher.

— C’étaient des partisans ? s’enquit Guilford.

— Pas celui qu’ils ont abandonné, en tout cas, affirma le broussard en secouant la tête.

— Vous lui avez parlé ?

— Je lui ai dit un petit mot. Il était fini. Il avait les deux jambes complètement en miettes, et en plus, quand il est devenu mauvais, je l’ai présenté à mon couteau.

— Mon Dieu !

— Ouais, seulement vous n’avez pas vu ce qu’ils ont fait à Diggs, Farr, Robertson et Donner. Ces types n’ont rien d’humain. »

Finch releva les yeux dans un sursaut, hagard.

« Continuez, encouragea Guilford.

— Ce salopard n’était pas un partisan, ça s’entendait à son accent. J’ai couru les bars avec des partisans, nom de Dieu. La plupart sont des rapatriés français ou italiens qui aiment prendre une bonne cuite de temps en temps, agiter leur drapeau et canarder les Américains. Leurs huiles sont des pirates. Ils arment des bateaux, ils arraisonnent de vieilles frégates d’autrefois pour leur voler leur cargaison… Ils appellent ça les droits de douane, et ils dépensent leur argent dans les bordels de troisième zone. En remontant le Rhin, tout ce qu’on croise, comme partisans, ce sont des mineurs indépendants qui ont des opinions politiques.

« Ce type était américain. Il m’a dit qu’on l’avait recruté à Jeffersonville pour traquer l’expédition Finch. Qu’ils avaient été bien payés, ses copains et lui.

— Vous a-t-il appris par qui ?

— Non, pas avant de s’évanouir. Et je n’ai pas eu d’autre occasion de le lui demander. Il fallait que je m’occupe de Finch, et puis de Sullivan et vous, qui étiez restés dans le puits. Je pensais attacher ce salopard sur une luge et le traîner là-bas au matin. » Le broussard s’interrompit, avant de conclure : « Mais il s’est échappé.