Выбрать главу

— Échappé ?

— Je l’ai laissé seul juste le temps de harnacher les serpents. Enfin, pas vraiment seul – il y avait Finch, pour la différence que ça a fait. Quand je suis revenu, il s’était enfui.

— Je croyais qu’il s’était évanoui. Qu’il avait les jambes cassées.

— Il s’était évanoui. Et ses jambes étaient réduites en chair à pâté. Certains os étaient brisés, ça se voyait. On ne peut pas tricher, avec ce genre de blessure. N’empêche qu’il a filé. En laissant des empreintes. Et quand je dis filé, je n’exagère pas. Il est parti comme une flèche, droit vers les ruines. J’aurais pu le poursuivre, je suppose, mais j’avais trop à faire.

— A priori, déclara Guilford, prudent, ça paraît impossible.

— A priori, ce sont des sornettes. Mais je ne sais que ce que j’ai vu.

— Finch était resté avec lui, c’est ça ? »

La mine de Tom s’allongea, coin de mécontentement planté dans la caverne festonnée de givre de sa barbe.

« Ouais, mais il n’a rien trouvé à dire sur le sujet. »

Guilford se tourna vers le géologue, sur les traits duquel se reflétaient les indignités endurées par les explorateurs depuis la mort de Gillvany, ainsi que l’humiliation particulière du chef ayant perdu son autorité – en perdant des vies dont il était personnellement responsable. Le scientifique avait abandonné toute ostentation, son regard fixe toute raideur ; il n’était qu’un vaincu.

« Professeur Finch ? »

L’interpellé jeta au jeune homme un bref coup d’œil, l’attention aussi vacillante que la flamme d’une bougie.

« Professeur Finch, avez-vous vu ce qui est arrivé à l’homme que Tom a interrogé ? Le blessé ? »

Il détourna la tête.

« Pas la peine, intervint le broussard. Il est muet comme une carpe.

— Professeur Finch, si nous savions ce qui est arrivé, cela pourrait nous aider. À rentrer chez nous, je veux dire.

— C’était un miracle », lâcha le géologue dans un croassement râpeux.

Tom le considéra avec surprise.

« Professeur Finch ? insista Guilford, gentiment. Qu’avez-vous vu au juste ?

— Ses blessures ont guéri. Sa chair s’est refermée. Ses os se sont ressoudés. Il s’est levé. Il m’a regardé. Il s’est mis à rire.

— C’est tout ?

— C’est ce que j’ai vu.

— Ça nous fait une belle jambe », dit Tom.

Le broussard se prépara à monter la garde, tandis que Guilford et Finch se glissaient sous l’abri improvisé. Le scientifique empestait la sueur rance, le serpent et le désespoir, mais son compagnon ne sentait pas tellement meilleur. Les relents de leur humanité emplissaient le réduit, où leur souffle se condensait en nuages glacés.

Quelque chose avait remis Finch en état d’alerte. Il scrutait la nuit brutale, par-delà les épaisseurs de fourrure.

« Ce n’est pas le miracle dont je rêvais, murmura-t-il. Vous comprenez, Mr. Law ? »

Guilford, gelé et fatigué, avait du mal à se concentrer.

« Je ne comprends pas grand-chose à tout ça, professeur Finch.

— C’est bien ce que vous pensiez de moi, Sullivan et vous ? Preston Finch, le fanatique qui cherche des preuves de l’intervention divine, comme les gens qui prétendent avoir trouvé un morceau de l’Arche d’Alliance ou de la Vraie Croix ? »

Le géologue semblait aussi vieux que le vent nocturne.

« Je suis désolé que vous ayez eu cette impression.

— Je ne suis pas vexé. Peut-être aviez-vous raison. C’était de l’orgueil. Le péché d’orgueil. Je n’avais pas réfléchi. Si le naturel et le divin ne sont plus séparés, il peut aussi se produire des miracles du mal. Cette affreuse cité. Cet homme dont les os se sont ressoudés tout seuls. »

Et ces souterrains. Mon jumeau en uniforme déchiré. Ces démons qui cherchent désespérément à s’incarner. Non : pas ça. Disons qu’il ne s’agit que d’illusions. D’émanations de la fatigue, de la malnutrition, du froid et de la peur.

Finch toussa dans sa main, une toux déchirante.

« C’est un nouveau monde », conclut-il.

Nul ne pouvait le nier.

« Il faut dormir, professeur, murmura Guilford.

— Les forces de l’ombre et de la lumière. Sur nos talons. » Le scientifique secoua la tête avec tristesse. « Ce n’est pas ce dont je rêvais.

— Je sais. »

Silence. Puis :

« Je suis désolé que vous ayez perdu vos photographies, Mr. Law.

— Je vous remercie de me le dire. »

Finch ferma les yeux.

Ils progressaient chaque jour un peu, pas beaucoup.

Leurs terrains de prédilection étaient les pistes du gibier, les lits rocailleux des cours d’eau, le couvert des arbres-mosquées et des pins-sauges épargné par la neige – les endroits où ils n’abandonnaient pas d’empreintes évidentes. Le broussard partait à intervalles réguliers chasser au couteau, laissant à Guilford la charge de Preston Finch. Ils mangeaient souvent du serpent, des nichées de faucons-mites à la dernière extrémité, mais ils n’avaient pas touché à des légumes depuis des mois, hormis quelques racines péniblement déterrées ou de dures aiguilles d’arbre-mosquée bouillies. Les dents de Guilford branlaient, sa vision avait perdu de son acuité. Finch, à qui la première attaque avait coûté ses lunettes, était pour ainsi dire aveugle.

Les jours défilaient. Le printemps approchait, d’après le calendrier, mais le ciel restait gris, le vent froid, perçant. Guilford finit par s’accoutumer à la douleur qui lui tenaillait les articulations, travaillant en permanence la moindre jointure de son corps.

Il se demandait si le lac de Constance était gelé. S’il le reverrait un jour.

Son journal en lambeaux ne quittait pas ses fourrures ; jamais il ne s’en séparait. Il n’y subsistait guère que quelques pages blanches, mais le jeune homme n’y consignait pas moins de temps à autre de brefs messages pour Caroline.

Il avait conscience de son affaiblissement. Sa jambe abîmée le faisait à présent souffrir sans répit. Quant à Finch… il semblait avoir été tiré des ossements rejetés par un nid d’insectes.

Trois jours durant, la température monta, puis vint une froide pluie printanière. La saison nouvelle était la bienvenue, la boue et le vent beaucoup moins. Les serpents eux-mêmes, amaigris, commençaient à renâcler. Ils fouillaient la crotte à la recherche des plantes de l’année précédente. L’un d’eux avait perdu la vue d’un côté, une cataracte tendant sur sa prunelle un voile pâle.

Des tempêtes menaçantes arrivaient de l’ouest. Tom Compton partit en reconnaissance dans un éboulement qui fournit aux trois fugitifs un abri naturel, réduit de granite bas de plafond ouvert sur deux côtés. Le sable qui le tapissait était couvert de déjections animales. Guilford, après avoir occulté les deux entrées à l’aide de branches et de peaux, attacha les serpents à l’extérieur afin qu’ils donnent l’alarme en cas de besoin. Mais si la petite caverne avait autrefois été occupée, son habitant ne fit pas mine d’y revenir.

Un torrent de pluie froide les y gardant emprisonnés, Tom creusa un foyer sous la cheminée naturelle. Il avait pris l’habitude de fredonner des bêtises sentimentales de la Belle Époque – Golden Slippers, Marbl’d Halls, ce genre de choses. Il ne se souciait pas des paroles, se contentant d’en rendre les mélodies d’une rude voix de basse. Le résultat, lugubre et surprenant, évoquait moins le music-hall que le chant primitif.