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La tempête faisait rage, s’apaisant parfois mais ne s’arrêtant jamais. Des ruisselets couraient sur la pierre. Guilford parvint à creuser une petite fissure pour diriger l’eau vers l’ouverture inférieure de l’abri. Bientôt, les trois hommes se mirent à rationner la nourriture. Chaque jour que nous passons ici nous affaiblit davantage, se disait le jeune homme. Chaque jour, le Rhin s’éloigne un peu plus. Sans doute existait-il une équation exacte, une correspondance entre le temps qui s’écoulait et la souffrance, dont les variables ne leur étaient pas favorables.

Le photographe rêvait moins de la sentinelle, bien qu’elle visitât toujours régulièrement ses nuits, inquiète, implorante, importune. Il rêvait de son père, à présent, que l’obstination et le sens de l’ordre avaient conduit à une mort prématurée.

Je ne te juge pas, songeait-il. Qu’est-ce qui peut bien amener un homme ici, au bout du monde, sinon une obstination féroce ?

Peut-être cette même obstination le ramènerait-elle à Caroline et à Lily.

Vous ne pouvez pas mourir, lui avait dit Sullivan. Peut-être était-ce vrai. Guilford avait eu de la chance. Mais il pouvait sans doute pousser son corps au-delà de toutes les limites de l’endurance.

À un moment, il se tourna vers Tom, assis, adossé à la pierre, les genoux relevés. La main du broussard cherchait toujours de temps à autre la pipe disparue des mois plus tôt.

« Vous rêviez, dans les ruines ? » demanda Guilford.

La réponse tomba comme un couperet.

« Vous ne voulez pas le savoir.

— Je crois que si.

— Les rêves ne signifient rien. C’est de la merde.

— Quand même.

— J’ai fait un rêve, admit Tom. Je mourais dans la boue. J’étais soldat. » Il hésita. « J’ai rêvé que je devenais mon propre fantôme, mais ça n’a pas de sens. »

Oh si, ça n’en a que trop, pensa son interlocuteur.

Enfin, pas un sens, pas vraiment, mais ça voulait dire… quoi donc, mon Dieu ?

Il se détourna, frissonnant.

« Nous avons besoin de manger, reprit Tom. Demain, si le temps le permet, j’irai à la chasse. » Il jeta un coup d’œil à Preston Finch endormi, aussi immobile qu’un cadavre, la peau du visage comme peinte sur le crâne. « Si ce n’est pas possible, il faudra tuer un des serpents.

— Autant se couper la gorge.

— Nous atteindrons aussi bien le Rhin avec deux bêtes. »

Pour une fois, le broussard n’avait pas l’air très sûr de lui.

Au matin, il faisait beau mais froid.

« Entretenez le feu, conseilla Tom à Guilford. Ne le laissez pas s’éteindre. Si je ne suis pas revenu d’ici trois jours, partez vers le nord sans m’attendre. Aidez Finch au maximum. »

Guilford le regarda sortir à longues enjambées dans la lumière bleu cru, le fusil en bandoulière, le pas cadencé, toujours aussi énergique. Les serpents, tournant vers lui leurs grands yeux noirs, se mirent à miauler.

« Ce n’est pas ce dont je rêvais », dit Finch.

Le feu brûlait bas. Guilford, accroupi près du foyer, jetait des brindilles humides dans les flammes affaiblies. L’eau s’évaporait vite, en vapeur plus qu’en fumée.

« Quoi donc, professeur Finch ? »

Le géologue se leva, fragile comme du papier, gagna d’un pas prudent l’ouverture de l’abri puis sortit dans le jour glacé. Son compagnon gardait un œil sur lui. La nuit précédente, le scientifique avait déliré dans son sommeil.

Mais il se contenta de s’appuyer à un rocher, d’ouvrir sa braguette et d’uriner longuement.

Il regagna la petite grotte en boitillant, sans s’interrompre.

« Non, ce n’est pas ce dont je rêvais, Mr. Law. Je rêvais d’un monde sain, vous comprenez ? »

Il était de toute manière difficile à comprendre, quand il consentait à s’exprimer. Deux de ses dents de devant branlaient, le faisant siffler comme une bouilloire. Guilford hocha la tête, absent, tout en continuant à entretenir le feu.

« Ne le prenez pas de haut. Écoutez. Ça avait un sens, Mr. Law. La conversion de l’Europe avait un sens quand on pensait au Déluge, à Babel, à la destruction de Sodome et Gomorrhe. D’ailleurs, si ce n’était pas là l’action d’un Dieu jaloux mais logique, ce ne pouvait être que l’horreur, le chaos.

— Peut-être ne le voyons-nous ainsi qu’à cause de notre ignorance, objecta Guilford. Peut-être ressemblons-nous à des singes devant un miroir. Il y a un singe dans le miroir, mais pas derrière. Est-ce un miracle pour autant, professeur Finch ?

— Vous n’avez pas vu le corps de cet homme soigner ses blessures.

— Le professeur Sullivan m’a dit un jour que « miracle » n’était qu’un autre nom pour « ignorance ».

— Peut-être, mais ce n’est pas le seul.

— Ah ?

— Il y a aussi « esprits ». Ou « démons ».

— Superstition, affirma Guilford, malgré une soudaine chair de poule.

— Ça, c’est le nom que nous donnons aux miracles qui nous déplaisent », répondit Finch d’une voix sans timbre.

Plus beaucoup de papier, ni d’encre. Je serai bref. (À part pour te dire que tu me manques, Caroline, et que je n’ai pas renoncé à l’espoir de te retrouver et de te serrer dans mes bras.)

Il y a maintenant quatre jours que Tom Compton est parti, un de plus que la limite fixée. Je devrais poursuivre ma route, mais sans lui j’aurai du mal. J’espère toujours voir sa silhouette velue sortir de la forêt.

Le professeur Finch est mort. À mon réveil, au petit matin froid, il n’était plus dans l’abri. Je suis sorti pour découvrir qu’il s’était pendu à un pin-sauge avec notre corde.

La pluie de la nuit avait gelé sur lui. Son corps luisait au soleil telle une perverse décoration de Noël. Je le décrocherai dès que j’aurai repris un peu de force. Cette petite caverne sera son tombeau.

Pauvre professeur Finch. Il était épuisé, malade, et je le soupçonne de ne plus avoir voulu vivre dans un monde qu’il en était venu à croire hanté par le démon. Peut-être d’ailleurs y a-t-il dans cette croyance quelque sagesse.

Mais je compte bien persévérer. Je vous aime, toi Lily.

XXII

Le luxueux vestibule de l’Empire était désert. Les occupants de l’hôtel, rassemblés au bout de la rue, contemplaient le bombardement. Caroline laissa derrière elle les meubles recouverts de velours rouge puis grimpa l’escalier d’un pas vif, suivie de Colin et de Lily.

Le lieutenant ouvrit la porte de sa chambre. Lily se retrouva aussitôt à la fenêtre, cherchant à distinguer la bataille malgré le mur d’un entrepôt. La fillette avait quitté Mrs. de Koenig avec joie : elle voulait, elle aussi, voir ce qui se passait.

« Des feux d’artifice, commenta-t-elle, solennelle.

— Pas vraiment, ma chérie, répondit sa mère. C’est très mauvais.

— Et bruyant.

— Très bruyant. »

Étaient-elles en sûreté, ici ? Mais où aller, de toute manière ?

Les tirs d’artillerie secouaient les murs. L’artillerie américaine. Qu’est-ce que cela signifiait ? Sans doute que Caroline était une ennemie dans un pays en guerre. Ce qui constituait le cadet de ses soucis. Les quais étaient en feu, elle le découvrit en écartant Lily de la fenêtre – de même que les chantiers navals, le bâtiment des douanes, probablement aussi l’entrepôt de Jered, empli de munitions. Le vent, quoique léger, soufflait avec constance ; déjà, l’incendie s’était propagé à l’extrémité de Candlewick Street.