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Caroline rassembla ses maigres possessions puis aida sa fille à en faire autant. Colin n’avait pas de bagages – pas le moindre souvenir auquel il parût attaché – mais rassembla en un ballot les draps et les couvertures de l’hôtel.

« Ça ne les dérangera pas, déclara-t-il. Étant donné les circonstances. »

Sa compagne se recoiffa devant le miroir du bureau. Elle n’y voyait pas grand-chose, un crépuscule permanent s’étant installé au-dehors et le gaz ayant été coupé dès le début de l’attaque. Après avoir peigné son fantôme, elle prit la main de Lily.

« Très bien, dit-elle. Allons-y. »

Colin s’était déguisé pour leur difficile périple à travers la vaste cité de tentes jaillie de terre à l’ouest de Londres. Il portait un ciré trop grand et un chapeau mou, achetés un prix exorbitant à un marchand de fripes qui parcourait la foule des réfugiés. Les militaires, affectés aux tâches les plus urgentes, circulaient parmi les abris de fortune, distribuant nourriture et médicaments. Le lieutenant ne voulait pas qu’on le reconnût.

Caroline savait qu’il redoutait d’être capturé comme déserteur. Ce qu’il était, au sens littéral du mot. Sans doute avait-il du mal à le supporter, mais il refusait d’en parler.

« Je n’étais guère qu’un comptable, disait-il. On ne me regrettera pas beaucoup. »

Au troisième jour de leur vie dans la cité de tentes, la nourriture s’était faite rare, mais des rumeurs optimistes circulaient : un vapeur de la Croix-Rouge remontait la Tamise ; les Américains avaient été vaincus en mer. Caroline ne leur prêtait qu’une oreille distraite. Elle savait ce que c’était que les rumeurs. Il lui suffisait que le feu parût enfin sur le point de s’éteindre, avec l’aide d’une pluie de printemps glaciale. Les réfugiés parlaient de reconstruction, ce qu’elle estimait ridicule : la reconstruction de la reconstruction d’un monde disparu, quelle folie.

Elle passa l’après-midi à errer parmi les maigres feux de camp et les tranchées de latrines fétides, à la recherche de son oncle et de sa tante. Elle regrettait de s’être fait si peu d’amis, d’avoir mené à Londres une vie si insulaire. Apercevoir un visage familier eût été un plaisir, mais elle ne connaissait personne ; enfin, elle découvrit Mrs. de Koenig, qui avait souvent veillé sur Lily. La vieille femme, solitaire et morose, était enveloppée d’une bâche ruisselante, les cheveux emmêlés et mouillés ; il lui fallut un moment pour se rappeler Caroline.

Lorsque cette dernière lui demanda des nouvelles d’Alice et de Jered, son interlocutrice secoua la tête, l’air misérable.

« Ils ont attendu trop longtemps. Le feu a dégringolé Market Street comme un être vivant.

— Ils sont morts ? hoqueta Caroline.

— Je suis désolée.

— Vous en êtes sûre ?

— Aussi sûre que de la pluie. » Les yeux rougis de Mrs. de Koenig étaient emplis de tristesse. « Je regrette, mademoiselle. »

Il faut toujours que quelque chose nous soit volé, s’attrista la jeune femme en repartant d’un pas lourd dans la boue et la végétation pourrissante. Arraché. Il était facile de pleurer sous la pluie, aussi pleura-t-elle sans retenue. Il fallait qu’elle en eût fini avec les larmes en retrouvant Lily.

XXIII

Les feux d’artifice fleurissaient au-dessus du Monument de Washington, célébrant la victoire de l’Atlantique. Des éclairs soudains coloraient la fontaine. Une odeur de poudre flottait dans l’air nocturne ; la foule s’agitait joyeusement.

« Il faut que vous quittiez la ville », annonça Crane, un vague sourire aux lèvres, les mains dans les poches. Il avançait d’une démarche chaloupée de brahmane, à la fois impériale et ironique. « Je suppose que vous en êtes conscient. »

Depuis quand Vale n’avait-il pas été témoin d’une célébration publique ? Il y avait eu quelques fêtes du 4 Juillet peu enthousiastes, après l’étrange été 1912, mais la victoire de l’Atlantique avait résonné à travers tout le pays tel un grand coup de cloche. Dans cette cohue nocturne, les deux hommes ne risquaient pas d’être reconnus. Ils pouvaient parler.

« J’aurais aimé faire mes bagages », objecta Vale.

Crane, contrairement aux dieux, tolérerait qu’il se plaignît.

« Vous n’en aurez pas le temps, Elias. D’ailleurs, les gens comme nous n’ont nul besoin de biens matériels. Nous ressemblons à euh… des moines. »

La fête se poursuivrait jusqu’au matin. Une petite guerre glorieuse : Teddy Roosevelt eût approuvé. Les Britanniques, après avoir subi des pertes dévastatrices dans leur flotte atlantique et leurs colonies darwiniennes, s’étaient rendus pour éviter une attaque contre les restes du gouvernement Kitchener, toujours au Canada. Les termes du traité n’étaient pas trop durs : embargo sur les armes, acceptation officielle de la doctrine de Wilson. Le conflit avait duré une semaine entière. Pas tant une guerre, estimait Vale, que de la diplomatie alternative et un avertissement aux Japonais, pour le cas où il leur prendrait l’envie de tourner leur attention martiale vers l’ouest.

Bien sûr, cette lutte avait servi d’autres buts, ceux des dieux, mais le spirite avait peu d’espoir de jamais en connaître la totalité. Peut-être n’en existait-il qu’un : exaspérer les haines, la violence, promouvoir le chaos. Toutefois, les dieux se montraient en général plus spécifiques.

Le Post avait publié un article additionnel : on interrogeait les sympathisants et ressortissants britanniques au sujet du meurtre d’Eugene Randall, le directeur de la Smithsonian Institution. Le nom de Vale n’y était pas mentionné, mais sans doute apparaîtrait-il dans le journal du matin.

« Vous devriez me remercier, dit-il à Crane, de tomber à votre place.

— L’expression est jolie, quoique inappropriée, vous le savez très bien. Vous êtes trop utile. Considérez les choses de cette façon : vous rejetez une persona. La police va vous trouver réduit en cendres dans votre demeure… ou du moins va-t-elle trouver quelques os et dents révélateurs. Affaire classée.

— Les os de qui ?

— Quelle importance ? »

Aucune, sans doute. Une autre victime. Un autre obstacle à l’évolution choisie du cosmos.

« Tenez », reprit Crane.

C’était une enveloppe contenant un ticket de train et un rouleau de billets de cent dollars. Le ticket était pour La Nouvelle-Orléans. Vale n’y avait jamais mis les pieds. En ce qui le concernait, ç’aurait aussi bien pu être Mars.

« Le train part à minuit, annonça encore Crane.

— Et vous ?

— J’ai des relations, Elias. » Il sourit. « Ne vous inquiétez pas pour moi. Peut-être nous reverrons-nous, d’ici une dizaine d’années ou deux ou trois. »

Dieu nous en garde.

« Vous ne vous demandez jamais… si tout cela aura une fin ?

— Mais oui, assura Crane. Et je pense que nous la verrons. Pas vous ? »

Les feux d’artifice allaient crescendo. Des étoiles explosaient au son de la canonnade : bleues, violettes, blanches. Un bon présage pour la nouvelle administration Harding. Crane prospérerait dans cette Washington moderne, Vale n’en doutait pas. Il s’y élèverait telle une fusée.

Tandis que je m’enfoncerai dans l’ombre. Ce qui peut-être vaut mieux.

Il faisait chaud, presque étouffant, même, à La Nouvelle-Orléans ; le printemps devenait tropical.