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Vale trouva la ville étrange, à peine américaine. Elle lui sembla tout droit sortie de quelque colonie française des Caraïbes, avec sa ferronnerie artistique, son tonnerre, son doux patois.

Le spirite prit un appartement sous un faux nom, dans un quartier modeste mais non sordide. Après avoir payé son loyer avec une partie de l’argent que lui avait remis Crane, il visita des bureaux situés dans les étages et où il pourrait exercer son métier. Il se sentait bizarrement libre, comme s’il avait laissé son dieu dans la cité de Washington. Tel n’était pas le cas – il le savait – mais il jouissait de cette impression.

Quoique son envie de morphine n’eût pas d’origine physique, peut-être à cause de son immortalité, il se rappelait avec plaisir son état de drogué, aussi passa-t-il quelques soirées dans les clubs de jazz, à chercher un intermédiaire. Alors qu’il rentrait chez lui par une nuit venteuse et étoilée, deux inconnus l’assaillirent, des hommes musclés, aux faciès de brutes à demi dissimulés par des bonnets de marins. Ils le traînèrent dans une ruelle, derrière la boutique d’un tatoueur.

Plus tard, il en arriva à la conclusion qu’ils devaient être possédés des dieux. Sans quoi cela n’aurait eu aucun sens. L’un tenait à la main une bouteille, l’autre un court bâton d’acier fileté. Ils ne demandèrent rien à Vale, ne lui volèrent rien, se contentant de travailler sur son visage.

Sa peau immortelle fut déchirée, transpercée, son crâne immortel fracturé en plusieurs endroits. Il avala plusieurs de ses dents immortelles.

Bien sûr, il n’en mourut pas.

Emmailloté de bandages, quasi endormi, il entendit un médecin discuter de son cas avec une infirmière dans le patois languissant de la Louisiane. C’est un miracle qu’il s’en soit sorti. Dieu sait que personne ne risque de le reconnaître, après ça.

Non, rectifia Vale en son for intérieur. Ce n’est pas un miracle. Pas même une coïncidence. Les dieux qui avaient fermé sa peau à l’aiguille de la seringue, à Washington, eussent aussi bien pu détourner ces coups terribles. Il avait été enrôlé de force parce que jamais il ne se serait porté volontaire.

Personne ne risque de le reconnaître.

Il guérit très vite.

Une nouvelle ville, un nouveau nom, un nouveau visage. Il apprit à éviter les miroirs. La laideur n’avait rien de gênant, dans son métier.

XXIV

Guilford atteignit le lac de Constance à l’endroit où s’y jetait un ruisseau, dont l’eau glacée courait sur des cailloux noirs polis. Il suivit la berge avec méticulosité, monté sur le serpent à fourrure qu’il avait appelé Évangeline, pour la simple raison que ce nom lui plaisait. Le sexe de l’animal demeurait indéterminé. Évangeline, qui s’était mieux débrouillée que son cavalier durant la dernière semaine, avançait plus vite sur ses six sabots cannelés que lui sur ses deux jambes squelettiques.

Un soleil doux illuminait la journée. Le jeune homme avait confectionné un harnais de corde qui le maintenait sur le large dos laineux même lorsqu’il perdait conscience : par moments, il sombrait dans une somnolence oscillante, la tête sur la poitrine. Le soleil lui avait cependant permis de retirer une de ses fourrures. Il sentait avec soulagement sur sa peau un air qui n’était plus mortellement froid.

Évangeline s’était révélée intelligente, pour un serpent. Elle évitait les nids d’insectes lorsque Guilford n’y prêtait pas attention ; elle ne s’écartait jamais beaucoup de l’eau courante ; et elle obéissait à son cavalier – ce qui n’était peut-être pas si surprenant, étant donné qu’il avait tué puis rôti un de ses frères serpents, et en avait libéré un autre.

Il gardait un œil sur l’horizon en permanence. Jamais il n’avait été aussi seul, effroyablement seul, dans une contrée infinie de forêts ombreuses et de gorges abyssales. Toutefois, cela ne lui posait pas de problème. La solitude ne le dérangeait pas. Ce qui le dérangeait, c’était ce qui se passait quand des gens se montraient.

Il attribua à Évangeline la découverte de l’arche rocheuse sous laquelle avaient été cachés les bateaux des explorateurs. La bête avait suivi son chemin patiemment le long de la berge, au fil des heures, jusqu’à enfin s’arrêter en gémissant pour attirer l’attention de son maître.

Guilford reconnut les rochers, la côte, les prairies vallonnées qui commençaient juste à reverdir.

Il était bien au bon endroit. Mais la bâche avait disparu, ainsi que les embarcations.

Le jeune homme, hébété, se laissa glisser à terre et se mit à parcourir la plage à la recherche de… eh bien, de n’importe quoi : des restes, des preuves. Il trouva une planche noircie, un clou rouillé. Rien de plus.

De petites vagues poussées par la brise venaient s’écraser sur les galets.

Le soleil baissait. Guilford aurait besoin de bois, s’il parvenait à rassembler l’énergie nécessaire pour construire un foyer.

« C’est la fin de la route, Évangeline, soupira-t-il. Du moins pour l’instant.

— Effectivement, ça risque de l’être, si vous ne faites pas un vrai repas. »

Il se retourna.

Erasmus.

« Tom pensait bien que vous viendriez ici », ajouta l’éleveur.

Erasmus nourrit Guilford convenablement, lui prêta du matériel de couchage et lui promit de les emmener, Évangeline et lui, jusqu’à son ranch improvisé, au pied des chutes du Rhin, à quelques jours de marche de là ; le jeune homme n’aurait plus ensuite qu’à redescendre le fleuve, lorsque son compagnon enverrait au marché le troupeau de l’hiver.

« Vous avez vu Tom ? Il est toujours en vie ?

— Il est passé chez moi sur le chemin de Jeffersonville et m’a dit de vous attendre. Quand il est parti chasser, il est tombé sur des bandits. Trop pour qu’il puisse se battre. Alors il s’est dirigé vers le nord, en laissant exprès des traces de feux de camp. En gros, il les a entraînés dans une chasse au dahu jusqu’au lac de Constance. Il vous a sauvé la peau, Mr. Law, mais pas celle de Preston Finch, à ce que je vois.

— Non, en effet », acquiesça Guilford.

Ils longèrent les gorges du Rhin en suivant la route de terre établie par Erasmus. L’éleveur décida une pause près d’un petit lac nourri par un affluent sans nom, lent et peu profond. Le soleil en avait chauffé l’eau jusqu’à la rendre supportable, bien que Guilford ne l’eût tout de même pas qualifiée de chaude. Pour la première fois depuis des semaines, il lui fut possible de se laver. Il y laissa tant de peau et de crasse que le ruisseau eût aussi bien pu être de lessive. Enfin, il en sortit, nu comme un ver, frissonnant. Les premiers massetiques de l’année se cognèrent contre son torse avant de fuir sur l’eau ensoleillée. Ses cheveux lui pendaient devant les yeux ; sa barbe lui enveloppait le buste telle une couverture de l’armée mouillée.

Pendant qu’il se séchait et s’habillait, Erasmus monta la tente puis creusa pour le feu un foyer peu profond.

Ils partagèrent des haricots en conserve additionnés de mélasse, à l’arôme de fumée. L’éleveur se servit ensuite d’un pot étamé pour faire un café d’une viscosité de sirop, d’une amertume d’argile.

Il était préoccupé.

« Tom m’a parlé de la cité, finit-il par lâcher. Et de ce qui vous est arrivé.

— Vous le connaissez si bien que ça ?

— Plus ou moins. En fait, on est tous les deux allés dans l’Autre Monde. »

Guilford lui jeta un regard circonspect. Son compagnon le fixait d’un air neutre.

« Si Tom me l’avait demandé, je les lui aurais vendues, ces vingt têtes, poursuivit-il. Ça fait un bout de temps qu’on se connaît, ouais. Mais il a fallu que Finch arrive avec sa grande gueule et me mette en rogne… sans vouloir dire du mal des morts. »