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Il s’approcha du marin, qui discutait avec un grand Noir maigrichon.

« Excusez-moi, intervint-il. Je n’ai pas l’intention de vous espionner, mais vous avez parlé de Londres ? J’aimerais beaucoup avoir des nouvelles… Ma femme et ma fille s’y trouvent.

— J’y ai semé quelques bâtards, moi aussi », commenta le gros homme. L’expression de Guilford effaça son sourire. « Je ne voulais pas vous vexer… Tout ce que je sais, c’est ce qu’on m’en a dit.

— Vous y êtes allé ?

— Pas depuis le début des hostilités. J’ai vu un mécanicien qui prétendait avoir remonté la Tamise sur une canonnière. Mais il devient bavard, quand il a bu, et la vérité ne sort pas toujours de sa bouche.

— Il est à Jeffersonville ?

— Non, il a repris la mer hier.

— Que vous a-t-il raconté sur Londres ?

— Que la ville avait été bombardée. Qu’elle avait entièrement brûlé. Mais les gens racontent n’importe quoi, vous savez. Seigneur, regardez-moi ça, vous tremblez comme une feuille. Tenez, je vous paye un verre.

— Merci, je n’ai pas soif », murmura Guilford.

Il loua les services d’un pilote du nom de Hans Kohn, seul maître à bord d’un chalutier rouillé mais capable de prendre la mer, qui accepta de l’emmener jusqu’à Douvres moyennant finances.

Le bateau quitta Jeffersonville à la nuit, balancé par une houle légère sous un ciel sans lune. Kohn dut se dérouter par deux fois pour éviter des patrouilles de la Navy, silhouettes indistinctes contre l’horizon violet. Comme il l’expliqua à son passager, il n’était pas question de remonter la Tamise.

« C’est trop surveillé. De Douvres, vous n’avez qu’à prendre la route. Enfin, le chemin en terre. Je ne peux pas faire plus. »

Guilford accosta à un grossier quai de bois, dans le Kent. Kohn reprit la mer tandis que le jeune homme, assis sur les planches grinçantes, tendait l’oreille aux cris des oiseaux de mer. À l’orient, le ciel devenait d’un vermillon laiteux. Une odeur de sel et de pourriture flottait sur le ponton.

L’Angleterre, après tout ce temps. La fin du voyage, ou du moins le commencement de la fin.

Guilford sentait le poids des kilomètres parcourus, aussi gigantesque que l’océan. Il pensait à sa femme et à sa fille.

La route reliant Douvres à Londres consistait en une piste boueuse taillée à travers la jungle anglaise, à peine assez large, par endroits, pour laisser passer un unique cavalier sur son cheval.

En dépit de sa taille modeste, Douvres était un port florissant. Encastrée dans la terre crayeuse de la côte, entourée de collines balayées par le vent, la petite ville reposait au sein d’une immensité bleu-vert d’oseille étoilée et de roseaux couronnés de feuilles que les habitants du cru appelaient faux tabac. La guerre ne l’avait que peu affectée ; la nourriture y demeurait relativement abondante, et Guilford parvint à y acheter une jument de selle pas trop âgée qui le porterait bien jusqu’à Londres. Quoiqu’il n’eût rien d’un cavalier émérite, le cheval se révéla un moyen de locomotion infiniment plus confortable qu’Évangeline.

Il eut un long moment de solitude avant de commencer à croiser des réfugiés, en traversant les prairies des hautes terres.

Ce ne furent d’abord que quelques fuyards en loques, montés ou non, tirant parfois des charrettes couvertes de boue où s’empilaient couvertures, vaisselle, caisses à thé en bois grossier. Il échangea quelques mots avec eux. Nul n’avait de nouvelles rassurantes à lui apprendre, et son accent suscitait des mouvements de recul. Peu après le crépuscule, il tomba sur une petite foule de quarante familles qui campaient à flanc de colline, les foyers brillant dans la nuit telles les lumières d’une cité nomade.

Il pensait avant tout à Caroline et Lily. Malgré les questions polies qu’il posa aux réfugiés, il n’en trouva aucun qui les eût vues ou connues. Solitaire, découragé, il s’arrêta et accepta de se joindre au cercle entourant un des feux de camp. Après avoir généreusement partagé ses provisions, il expliqua sa situation et demanda ce qui s’était au juste passé à Londres.

Les réponses furent aussi brèves que brutales.

La ville avait été bombardée. Elle avait brûlé.

Déplorait-on beaucoup de morts ?

Oui – mais nul ne les avait dénombrés ou recensés.

Alors qu’il approchait du but, il commença à avoir la troublante impression d’être suivi.

Il lui sembla voir à plusieurs reprises, parmi le flot croissant des réfugiés, avançant près de lui sur la piste forestière ou le guettant depuis l’entrelacs des arbres-mosquées et des fougères-pagodes, un visage familier. Un visage masculin, marqué par les soucis malgré sa jeunesse. L’homme portait du kaki, un uniforme usé dépourvu de signes distinctifs. Il présentait une ressemblance frappante avec le soldat des rêves de Guilford. Pourtant, c’était impossible.

Le photographe tenta de s’en approcher. À deux reprises, sur des portions de piste isolées, au cœur du crépuscule sylvestre, il appela l’inconnu. Nul ne lui répondit. Il se sentit idiot, apeuré.

Sans doute n’y avait-il personne. Ce n’était qu’un tour que lui jouaient ses yeux fatigués et son anxiété.

Pourtant, il continua son chemin avec prudence.

Londres lui apparut d’abord comme le dôme de la nouvelle cathédrale Saint-Paul, noirci mais intact, dominant de sa tristesse un champ de brume et de décombres.

Un bac improvisé l’emporta jusqu’à la rive nord du fleuve sous une bruine persistante qui picotait les eaux turbulentes.

Un camp de réfugiés se dressait dans les champs aménagés à l’ouest de l’agglomération, vaste assemblage puant de tentes séparées par les tranchées des latrines, semé de quelques drapeaux de la Croix-Rouge qui pendaient mollement sous la pluie.

Il s’approcha d’un chapiteau médical, où une infirmière aux cheveux retenus par un filet distribuait des couvertures.

« S’il vous plaît », appela-t-il.

Son accent fit tourner plusieurs têtes. L’infirmière lui jeta un coup d’œil et eut un imperceptible hochement de menton.

« Je cherche quelqu’un, expliqua-t-il. Y a-t-il moyen de savoir… je veux dire y a-t-il une liste… »

Elle secoua la tête avec brusquerie.

« Désolée. Nous avons essayé, mais après l’incendie, trop de gens se sont perdus dans la nature. Vous venez de la nouvelle Douvres ?

— J’y suis passé.

— Alors vous savez combien les réfugiés sont nombreux. Demandez quand même à la tente-cuisine. Tout le monde s’y retrouve. C’est dans la clairière ouest. » Mouvement du menton. « Par là. »

Les sourcils froncés, il regarda par-dessus plusieurs arpents de misère humaine.

Son interlocutrice se raidit.

« Excusez-moi, reprit-elle d’une voix plus douce. Je ne suis pas indifférente. C’est juste qu’il y en a… tellement. »

Guilford se dirigeait vers la tente-cuisine quand le fantôme lui apparut à nouveau, passant telle son ombre à travers l’étendue boueuse, les abris de toile et les feux fumants.

« Mr. Law ? Mr. Guilford Law ? »

Il crut tout d’abord que le spectre l’appelait puis, se retournant, vit une femme en loques qui lui faisait signe. Il lui fallut un moment pour la reconnaître : Mrs. de Koenig, la voisine des Pierce, une veuve.

« Mr. Law… c’est vraiment vous ?

— Oui, Mrs. de Koenig, c’est vraiment moi.

— Seigneur, je vous croyais mort ! Tout le monde vous croyait mort !