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— Je suis venu chercher Caroline et Lily.

— Oh. Bien sûr. » Le sourire édenté de la vieille femme s’était évanoui. « Oui, bien sûr. Je vais vous dire. Allons prendre un verre tous les deux. Ça nous permettra de discuter. »

XXV

Chère Caroline,

Sans doute ne liras-tu jamais ma lettre. C’est avec cette pensée que je t’écris, ne conservant qu’un mince espoir.

Comme tu peux le constater, j’ai survécu à l’hiver darwinien. (De toute l’expédition Finch, il ne reste que Tom Compton et moi – à condition que Tom soit encore en vie.) Si la nouvelle ne t’était pas encore parvenue, j’espère que le choc n’est pas trop brutal. Je sais que tu me croyais mort. Je suppose que cela explique ta conduite, en grande partie du moins, à partir de l’automne 1920.

Peut-être penses-tu que je t’écris pour t’exprimer mon mépris ou ma colère. Il est vrai que je suis en colère. J’aurais voulu que tu attendes. Mais la question est sujette à controverse. Je ne te blâme nullement. J’étais dans des contrées sauvages, vivant ; tu étais à Londres et me croyais mort. Disons simplement que chacun de nous a agi en conséquence.

J’hésite à poursuivre (il y a de toute façon peu de chances que tu me lises), mais l’habitude de t’adresser mes pensées est difficile à perdre. Et puis nous devons nous mettre d’accord sur certains points.

Et j’ai une faveur à te demander.

Puisque je joins à cette missive les notes et messages que je t’ai écrits sur le continent, je vais terminer mon histoire. Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, qu’il me faut coucher sur le papier même si tu ne dois jamais en prendre connaissance (ce qui vaudra peut-être mieux).

Je t’ai cherchée dans les ruines de Londres. Peu après mon arrivée, j’ai rencontré Mrs. de Koenig, notre voisine de Market Street, qui m’a expliqué que tu avais pris un bateau de réfugiés en partance pour l’Australie. Elle m’a dit que Lily et cet homme (je ne l’appellerai pas « ce déserteur », bien qu’il m’ait semblé comprendre qu’il l’était), ce Colin Watson, t’accompagnaient.

Je ne m’étendrai pas sur mes réactions. Sache seulement que les jours suivants restent vagues dans mon esprit. Après avoir vendu mon cheval, j’ai consacré tout mon argent à ce qu’on avait sauvé des distilleries de High Street.

L’oubli coûte cher, à Londres, mais peut-être en est-il ainsi partout.

Je me suis réveillé longtemps après, allongé en plein air, dans la brume, brutalement sobre et glacé à en avoir mal. Ma couverture ainsi que mes vêtements sales étaient trempés. L’aube pointait, le soleil illuminant à peine l’orient. Je me trouvais à la limite du camp de réfugiés. J’ai jeté un coup d’œil aux quelques foyers de braises que nul n’entretenait dans la grisaille. Puis, une fois plus solide, je me suis levé. Je me sentais solitaire et abandonné…

Mais je ne l’étais pas.

Une esquisse de bruit m’a fait pivoter, et…

Je me suis vu, moi.

Je sais que ça peut paraître bizarre. Ça l’était réellement. Bizarre et déconcertant. Nous ne voyons jamais notre propre visage, dans les miroirs pas plus qu’ailleurs. Je pense que, dès notre plus jeune âge, nous apprenons à poser pour eux, à nous montrer sous nos angles les plus avantageux. Se découvrir soi-même, en pied, à la place de quelqu’un d’autre, est très différent.

Je suis resté bouche bée un moment, à le regarder. Je savais, sans avoir besoin de le lui demander, que c’était lui qui m’avait suivi depuis Douvres.

La raison pour laquelle je ne l’avais pas reconnu plus tôt était évidente. Si c’était indéniablement moi, ce n’était pas mon reflet parfait. Laisse-moi te le décrire : un grand jeune homme en uniforme usé jusqu’à la corde, tête nue, avec aux pieds des bottes boueuses, plus étoffé que moi et pas boiteux ; rasé de frais ; les yeux brillants, observateurs ; souriant, sans la moindre nuance de menace ; pas d’arme.

Il paraissait inoffensif.

Mais il n’était pas humain.

Du moins n’était-il pas un être humain vivant. Tout d’abord, il ne se trouvait pas vraiment là. Je veux dire que sa silhouette pâlissait puis reprenait des couleurs, périodiquement, telle une étoile scintillant par une nuit venteuse.

« Qui êtes-vous ? ai-je murmuré.

— C’est une question compliquée, a-t-il déclaré d’une voix ferme, nullement spectrale. Mais je pense que tu connais déjà en partie la réponse. »

La terre détrempée exhalait une brume froide. Nous nous tenions l’un près de l’autre dans la demi-pénombre glacée comme si un mur nous avait séparés du reste du monde.

« Vous paraissez être mon double, ai-je dit lentement, ou un fantôme. Je ne sais pas.

— Viens faire une petite promenade avec moi, Guilford, a-t-il demandé. Je réfléchis mieux sur mes deux pieds. »

Aussi avons-nous erré à travers la clairière par ce matin cotonneux. Sans doute aurais-je dû être terrifié. Je l’étais, au fond. Mais il avait quelque chose de désarmant. C’est ridicule que nous en soyons réduits à nous rencontrer de cette manière, semblait dire son expression.

Comme si un fantôme avait à présenter des excuses pour ses accessoires grossiers : son suaire, ses chaînes.

Peut-être as-tu l’impression que j’ai accepté calmement cette Visitation. En réalité, je me sentais plus fasciné que surpris. Je crois qu’il avait choisi un moment où j’étais assez vulnérable – assez désorienté – pour l’entendre malgré ma terreur rugissante.

À moins qu’il n’ait été une hallucination due à l’épuisement, l’alcool et le chagrin. Tu en penseras ce que tu voudras, Caroline.

Il s’avançait dans la faible clarté de l’aube, satisfait, je crois, de l’ombre profonde des arbres-mosquées qui entouraient la clairière ; il y paraissait en tout cas plus solide. Sa voix était bien physique, empreinte des bruits du souffle et des poumons. Il s’exprimait sans prétention, dans un anglais banal aussi familier pour moi que le grondement de mes propres pensées. Pourtant, jamais il n’hésitait ou ne cherchait ses mots.

Voilà ce qu’il m’a dit.

Il se nomme Guilford Law, il est né et a été élevé à Boston.

Son existence a été banale jusqu’à ses dix-neuf ans, où il a été appelé sous les drapeaux puis envoyé de l’autre côté de l’océan pour participer à une guerre étrangère… une guerre européenne, une « guerre mondiale ».

Il m’a demandé d’imaginer une Histoire où l’Europe n’a jamais été transformée, où ce brouet de royautés et de despotismes a continué à mijoter pour enfin exploser en un conflit généralisé.

Les détails n’ont pas d’importance. Ce qui compte, c’est que ce Guilford Law fantôme a fini par se retrouver en France, face à l’armée allemande, dans une guerre de tranchées statique, sanglante, plus cauchemardesque encore du fait des attaques aériennes et des gaz empoisonnés.

Ce Guilford Law – « la sentinelle », comme j’en suis venu à l’appeler – a été tué.

À sa grande surprise, en fermant les yeux pour la dernière fois sur cette Terre, il n’a pas affronté la fin de toute vie et de toute pensée.

Car là, Caroline, l’histoire devient plus étrange, plus folle encore.

Nous nous sommes assis sur un arbre tombé, dans la fraîcheur du petit matin. J’étais stupéfait par la présence toute simple, la solidité, le poids de mon compagnon. Ses cheveux noirs s’agitaient au vent ; il inspirait et expirait comme toi ou moi ; le tronc a remué quand il s’est tourné pour me regarder en face.