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Bien que dépourvue de conscience et d’intelligence au sens conventionnel de ces mots, elle était capable d’imiter de telles qualités – d’agir avec une sorte d’intelligence concentrée, une ruse aveugle, un peu comme les fourmis. Essaie d’imaginer une vaste intelligence totalement dépourvue d’entendement.

La psivie était née à des endroits et des époques divers à travers tout l’univers. Elle avait menacé la conscience, qui l’avait vaincue mais non éradiquée. Les Archives étaient censées y être imperméables ; la fin de la matière conventionnelle signifierait aussi celle de ces algols-rythmes virulents.

Mais tel n’a pas été le cas.

La psivie a corrompu les Archives.

Les Archives.

À ton avis, Caroline, pour un dieu, à quoi ressemblerait le livre d’histoire absolu ?

Pas à une interprétation du passé, si réfléchie et objective qu’elle soit. Pas non plus au passé lui-même, trop difficile à consulter.

Non, ce serait en pratique le reflet de l’Histoire, le passé fidèlement recréé de manière à être aisément disponible, à s’ouvrir comme un manuel avec tous ses langages et ses dialectes originaux ; un modèle réduit fidèle, dont on aurait juste supprimé les vides afin de simplifier, accessible dans son entier à la conscience sans pour autant en être altéré ou dérangé.

Les Archives, quoique statiques, puisque l’Histoire ne change pas, étaient balayées à intervalles réguliers par un « champ de Higgs », que le soldat a comparé à l’aiguille d’un phonographe suivant le sillon d’un disque. Le disque n’évolue pas, mais cet objet figé produit un événement dynamique – la musique.

Dans un monde sain, bien sûr, on obtient la même musique à chaque audition. Mais qu’arriverait-il si une symphonie de Mozart, une fois sur le phonographe, se transformait à mi-chemin en La Flûte enchantée ?

J’avais beau être déconcerté, je voyais où il voulait en venir.

Son monde à lui était la symphonie de Mozart ; la conversion de l’Europe La Flûte enchantée.

« Vous voulez dire que nous sommes dans les Archives ? » ai-je interrogé.

Il a acquiescé, très calme.

J’ai frissonné.

« Cela signifie-t-il… essayez-vous de me faire comprendre que je suis une sorte de livre d’histoire, moi ? Enfin, une page, ou un paragraphe ?

— C’est ce que tu étais censé être », m’a-t-il répondu.

Ça faisait beaucoup, malgré ma réceptivité momentanée. Quand je pense que tu lis tout cela, Caroline… tu es sans doute persuadée que je suis devenu fou.

Il se peut que tu aies raison. J’aimerais presque être de ton avis.

Mais je me demande si cette lettre t’est réellement adressée… je veux dire si elle t’est adressée à toi, la Caroline d’Australie… ou à cette autre Caroline dont j’ai emporté l’image dans les forêts sauvages et qui m’a été un précieux soutien.

Peut-être cette Caroline-là n’a-t-elle pas totalement disparu. Peut-être lit-elle par-dessus ton épaule.

Saisis-tu l’énormité de ce que m’a raconté ce spectre ?

Il a sous-entendu – en plein jour et avec les mots les plus simples – que le monde qui m’entoure, le monde où nous vivons, toi et moi, n’est rien de plus qu’une illusion, entretenue par une machine de la fin des temps.

C’était plus que je ne pouvais en accepter aisément, malgré l’expérience gagnée avec messieurs Burroughs, Verne et Wells.

« Il ne m’est pas possible de m’expliquer plus clairement, a-t-il dit enfin, ou de te demander davantage que de réfléchir à cette possibilité. »

Les choses se compliquent. Lorsque nous étions un « livre d’histoire », chaque événement, chaque action étaient prédéterminés, répétitions mécaniques de ce qui s’était produit auparavant – bien que nous n’ayons évidemment eu aucun moyen de le savoir.

Mais la psivie avait introduit le « chaos » (c’est le terme qu’a employé le soldat) dans le système – c’est-à-dire l’équivalent de ce que les théologiens appellent le libre arbitre !

Ce qui signifie que toi, moi et tous les autres êtres intelligents « copiés » dans le manuel, nous sommes devenus des entités morales indépendantes, donc imprévisibles – des vies réelles ; de nouvelles vies, que la conscience ne peut faire autrement que de protéger !

En d’autres termes, l’invasion organisée par la psivie nous a délivrés de notre existence mécanique… alors que l’intention de ladite psivie est de nous garder en otages et, au bout du compte, de nous exterminer jusqu’au dernier.

(Je suis tenté de considérer ces envahisseurs comme les anges rebelles. Ils nous ont donné le statut de créatures morales en introduisant le Mal dans notre monde – et nous devons engager contre eux une lutte à mort, alors même qu’ils nous ont libérés !)

Nous avons discuté un petit moment encore, mon visiteur et moi, tandis que la brume matinale achevait de s’évaporer et que le soleil se faisait plus brillant. Le soldat était nettement fantomatique à la pleine lumière du jour. Il avait une ombre, certes, mais moins profonde que la mienne.

J’ai fini par lui poser la question essentielle : pourquoi était-il là, et que voulait-il de moi ?

Sa réponse a été aussi prolixe que troublante.

Il voulait que je l’aide.

J’ai refusé.

Lorsqu’il discutait avec Preston Finch, le professeur Sullivan citait souvent Berkeley, lui aussi. Je m’en souviens encore : « Les choses et les actes sont ce qu’ils sont, leurs conséquences seront ce qu’elles seront ; pourquoi vouloir se laisser tromper ? »

Nous le voulons parfois, Caroline. Oui, nous le voulons parfois.

Cela va peut-être te surprendre, mais je retourne sur le continent, sans doute dans un des nouveaux ports méditerranéens, Fayetteville ou Oro Delta. Le climat y est doux, l’avenir ouvert.

Mais je t’ai dit que j’avais une faveur à te demander.

Ta vie en Australie t’appartient. Je sais que jamais je ne suis parvenu à te libérer du fardeau de douleur qui pèse sur tes épaules. Peut-être as-tu trouvé comment t’en débarrasser une fois pour toutes. Je l’espère. Je n’ai pas l’intention de critiquer ta décision, non plus que de me lancer à la poursuite de Lily si tu ne le veux pas.

Mais je t’en prie – je t’implore de m’accorder cette faveur – ne la laisse pas croire à ma mort.

Je confie cette missive à un certain Mr. Barnes, qui emprunte un bateau de la Croix-Rouge en partance pour Sydney, avec l’assurance qu’il la remettra si possible à un parent de Colin Watson. Je lui ai recommandé de ne rien faire qui puisse compromettre le lieutenant vis-à-vis des autorités militaires. Mr. Barnes m’a paru digne de confiance et discret.

Je joins aussi les notes prises pendant mon hiver darwinien. Considère-les comme les lettres que je n’ai pu t’envoyer. Il est possible que Lily demande à les lire, plus tard.

Je sais que je ne suis pas le mari que tu désirais. J’espère sincèrement que le temps et les souvenirs nous seront doux à tous deux.