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Sans doute ne nous reverrons-nous pas.

Mais je t’en prie, parle de moi à Lily. Peut-être ne sommes-nous tous que des esprits dans une machine. C’est une explication qui aurait intéressé le professeur Sullivan. Quoi que nous soyons, cependant, nous sommes. Lily est ma fille. Je l’aime. Cet amour est réel, même si rien d’autre ne l’est. Dis-le-lui, je t’en prie. Dis-lui que je l’aime énormément et que je l’aimerai toujours.

Toujours.

Toujours.

Interlude

Le germe de conscience Guilford Law tomba, dans les Archives, sur un noyau de matière complexe pas plus gros qu’un grain de sable.

La structure était arrosée en permanence d’une pluie de grains semblables : les germes de conscience tirés de tous les mondes, de toutes les espèces que l’incursion de la psivie mettait en péril. Chacun était une arme, miniaturisée afin de ne pas être reconnue comme telle, façonnée pour interagir avec la sous-structure hermétique des Archives de manière à détourner l’attention de l’ennemi.

Partout dans les Archives, la bataille faisait rage. Des groupes de Turing sous-conscients les parcouraient au hasard, à la recherche de la signature algorithmique de la psivie, dont ils interrompaient la reproduction. Les noyaux envahisseurs, en retour, mutaient ou déguisaient leurs codes reproducteurs. Les prédateurs se multiplièrent, un moment, avant de se raréfier lorsque les intrus se mirent à prendre leurs séquences d’attaque pour cibles et à les écraser. On entrait dans une écologie de guerre.

Guilford n’avait aucun rôle à jouer à ce niveau. Ses systèmes autonomes, exploitant l’architecture fonctionnelle des Archives, le posèrent sur la réplique de la Terre archaïque. Incapable de se manifester comme un être phénoménologique – du moins de manière efficace, et pour un certain temps –, il pouvait cependant communiquer directement avec sa propre réplique.

Ce qui était très important. La psivie avait altéré radicalement l’ontosphère du cœur même des Archives. Les traces de la lutte étaient partout apparentes.

L’Europe, modifiée d’un seul tenant, s’était vue affublée d’une histoire mutante. L’envahisseur avait essayé de créer une séquence d’évolution permettant son entrée dans l’ontosphère à travers des créatures insectoïdes sous-conscientes.

La tentative avait été contrée. Les intrus, décidés à métamorphoser toute la Terre, n’en avaient modifié qu’une fraction.

Toutefois, l’imitation de monde en avait été changée à jamais. Des vies ayant trouvé une fin prématurée – telle celle de Guilford – avaient été déformées pour donner de nouvelles séquences autonomes totalement conscientes. Nombre d’entre elles constituaient des ponts entre la sous-structure des Archives et leur cœur ontologique. Des voies de communication à travers lesquelles les esprits – y compris celui de Guilford ou les noyaux parasites de la psivie – pouvaient pénétrer dans le plénum de l’Histoire afin de l’altérer.

Le germe de conscience Guilford Law était furieux des dommages déjà causés. Terrifié, aussi : il avait peur pour les nouveaux germes créés par l’invasion, qu’il ne serait peut-être pas possible de sauvegarder ; qui, en d’autres termes, auraient peut-être à affronter l’horreur de l’extinction pure et simple.

Ces entités, au départ vulgaires reconstitutions du passé, étaient à présent des otages – vulnérables, condamnés sans doute, si rien ne venait contrer l’incursion de la psivie dans l’ontosphère.

En tant que germe de conscience séparé de sa noosphère, Guilford ne comprenait qu’une fraction de cette guerre. Cela suffisait. Il n’était là, en compagnie de beaucoup d’autres, que pour intervenir dans la bataille terrestre.

Ce qui arrivait sur Terre lui était bien assez compréhensible.

Les psions d’Europe avaient été emprisonnés (pour un temps seulement) à leur point d’accès avorté, qui apparaissait dans ce plénum comme un puits, un conduit reliant les structures cachées des Archives à la Terre ontologique. Les envahisseurs, ayant pris pour avatars d’énormes insectoïdes, leur avaient fait construire une grossière cité de pierre afin de protéger l’endroit.

La cité était tombée lors d’une précédente bataille. Le passage avait été scellé.

Momentanément.

Une activité nouvelle y attirait Guilford. Le champ de Higgs, qui balayait les Archives afin d’y maintenir un temps ontologique, scandait l’approche d’une nouvelle diaspora de psivie. D’une nouvelle Apocalypse. D’une nouvelle bataille.

Il sentait très bien tout cela : le puits ; son propre avatar, Guilford Law ; le continent que les hommes appelaient la Darwinie ; jusqu’au paysage martien altéré, où des germes de conscience dépourvus d’histoire luttaient pour leur propre autonomie. Les crises passées et futures.

Il ne lui était pas possible d’intervenir, du moins directement. Ni de s’emparer d’un avatar et de le posséder à la manière des psions. Il respectait trop l’indépendance morale des germes de vie. Hésitant, il s’approcha de son double. Lutta pour s’amoindrir, s’adapter au champ mental de cette créature… redevenir le pur mortel qu’il avait été un jour.

Redécouvrir le noyau de son être, le mélange chaotique de peurs, de besoins, d’aspirations qui composaient l’embryon de toute conscience, lui parut curieux. Parmi ses pensées :

Voilà ce que j’étais autrefois. Voilà tout ce qui existait de moi, quand j’étais nu, seul, effrayé, sans autre Moi. Un atome perdu dans un océan de matière inanimée.

La pitié l’envahit.

Son double le perçut comme un esprit, car il ne pouvait se manifester autrement dans l’ontosphère des Archives. Il annonça à ce simple mortel l’approche de la bataille. Tu as un rôle à y jouer, prévint-il. J’ai besoin de toi.

L’avatar écouta ses laborieuses explications. Les mots étaient maladroits, primitifs, inadéquats.

Il refusa d’aider les autres germes de conscience.

« Moi, je me fiche de vos problèmes. » La voix du jeune Guilford était franche, déterminée. « Je ne suis pas sûr que vous disiez la vérité, je ne sais même pas ce que vous êtes. Vous me racontez une histoire sortie tout droit du Moyen Âge – des esprits, des démons, des monstres. On jurerait une pièce moralisatrice du dixième siècle. »

Cet être puéril était amer. Sa femme l’avait quitté. Il en avait vu bien plus qu’il n’en comprenait. Ses compagnons étaient morts sous ses yeux.

Le Guilford plus âgé comprenait.

Il se rappelait le bois Belleau et Bouresches. Le champ de blé rouge de coquelicots. Tom Compton, coupé en deux par une rafale de mitrailleuse. Il se rappelait le chagrin.

LIVRE TROISIÈME

Juillet 1945

Chaque époque a son rêve, agonisant ou naissant.

A.W.E. O’SHAUGNESSY

XXVI

Dans les basses terres campaniennes, nombre de vieux noms avaient été ressuscités. Le golfe de Naples, toujours encadré du cap Misène et de la presqu’île de Sorrente, ouvrait sur la mer Tyrrhénienne, dominée par le Vésuve en activité (« le vieux fumeur », comme l’appelaient cependant les premiers colons). Le sol était fertile, le climat relativement doux. Le vent sec qui, au printemps, soufflait d’Asie Mineure, restait le sirocco.

Les agglomérations construites sur pentes et collines portaient, elles, des noms idiosyncrasiques : Oro Delta, Palaepolis, Fayetteville, Dawson City. Les disciples de l’utopiste Upton Sinclair avaient fondé Mutualville sur l’ancienne île de Capri, où le commerce tempérait néanmoins leur régime communautaire. Le port ayant été aménagé, on voyait à présent souvent des cargos africains, des bateaux de réfugiés échappés aux désordres d’Égypte et d’Arabie, des pétroliers américains, là où autrefois n’avaient été ancrés que des barques de pêche et des chalutiers.