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Des bourgades bien plus importantes que Fayetteville étreignaient le golfe. La petite localité était finalement moins une entité indépendante qu’un doigt d’Oro Delta allongé sur la côte, où venaient s’approvisionner paysans et travailleurs agricoles. Les basses terres produisaient en abondance maïs, blé, betterave sucrière, olives, noix et chanvre. La mer fournissait poissons-feuilles, étrilles et laitues salines. Nul ne cultivait de plantes indigènes, mais les boutiques d’épices proposaient noix de dingo, grain-de-vin et gingembre fibreux arrachés aux contrées vierges.

Guilford aimait Fayetteville. Il l’avait vue grandir, le rude village des années vingt se métamorphosant en une agglomération animée, relativement moderne. Elle avait l’électricité, à présent, de même que ses cousines napolitaines. Réverbères, routes, trottoirs, églises. Temples et mosquées, aussi, pour les Arabes et les Égyptiens, bien qu’ils se fussent surtout réunis à Oro Delta, sur le front de mer. Un cinéma, spécialisé dans les westerns et les films d’aventures darwiniennes invraisemblables produits à la chaîne par Hollywood. Et les autres commerces habituels, moins plaisants : bars, fumeries, jusqu’à un bordel, sur Follette Road, après la carrière.

L’époque où tous les habitants de Fayetteville se connaissaient était révolue. À présent, on voyait dans la rue des visages surprenants.

Pourtant, les plus familiers étaient souvent les plus angoissants.

Guilford en avait vu un récemment.

Ce visage le poursuivait dans les collines où il se promenait. Tout ce printemps durant, le photographe l’avait aperçu aux moments les plus inattendus, guettant depuis un champ de blé ou s’évanouissant dans la brume marine.

Son propriétaire portait un uniforme vieillot en lambeaux. Les traits en étaient semblables à ceux de Guilford. C’était son double : l’esprit, le soldat, la sentinelle.

Nicholas Law, douze ans, pressé de profiter du soleil d’été agonisant, sortit de table pour se ruer dehors. La contre-porte se referma derrière lui en claquant. Guilford entraperçut son fils par la fenêtre, éclair flou en chandail rayé filant à vélo vers le bas de la colline. Derrière lui s’étiraient le ciel, le promontoire et la mer bleue vespérale.

Abby émergea de la cuisine, où elle venait de tirer le dessert du réfrigérateur. Quelque chose de glacé – une glace achetée dans un magasin, ce qui surprenait encore son mari.

Elle s’arrêta net en découvrant le couvert abandonné.

« Il n’a pas pu attendre le dessert ?

— Apparemment, non. »

Lacrosse[7] au crépuscule, songea Guilford. La vaste pelouse verte de l’école de Fayetteville. Une nostalgie déplacée lui serra brièvement le cœur.

« Tu n’as pas faim, toi non plus ? demanda Abby, deux assiettes à la main.

— Je vais goûter », répondit-il.

Elle s’assit en face de lui, le scepticisme peint sur ses traits agréables.

« Tu as maigri.

— Un peu. Ce n’est pas forcément un mal.

— Tu restes trop seul. » Tandis qu’elle les servait, il remarqua les fines lignes grises qui lui marquaient les tempes. « Moi, j’ai eu de la visite, aujourd’hui.

— Ah bon ?

— Un type qui m’a demandé s’il était bien chez Guilford Law. Je lui ai dit que oui, alors il a voulu savoir si la boutique de photo de Spring Street t’appartenait. Je lui ai de nouveau dit que oui, et qu’il t’y trouverait sans doute. » Elle s’immobilisa, la cuiller au-dessus de la glace. « J’ai bien fait ?

— Mais oui.

— Il est passé te voir ?

— Peut-être. De quoi avait-il l’air ?

— Il était foncé. Avec des yeux bizarres.

— Comment ça, bizarres ?

— Juste… bizarres. »

La pensée de cet inconnu à sa porte, seul à seule avec Abby, mit Guilford mal à l’aise.

« Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, déclara-t-il.

— Je ne m’inquiète pas, répondit sa femme prudemment, à moins que tu ne t’inquiètes, toi. »

Il ne put se contraindre à mentir. Abby n’était d’ailleurs pas facile à abuser, aussi se contenta-t-il de secouer la tête. De toute évidence, elle voulait savoir quel était le problème. De toute évidence, il ne pouvait le lui dire.

Il n’avait jamais parlé de cela – à personne. À part dans la longue lettre adressée bien des années auparavant à Caroline.

Du moins le visiteur n’avait-il pas été son double. On oublie, au bout de tout ce temps. Un souvenir si bizarre, si étranger à la rigueur de la vie quotidienne, ça sort tout droit de l’esprit… à moins de s’y agiter, sans qu’on y prenne vraiment garde, comme un pois dans un sifflet. Jusqu’à ce que quelque chose le réveille. Alors on le retrouve aussi frais qu’un mauvais rêve conservé dans la glace, déballé, brillant à la lumière du jour.

Jusque-là, il n’avait eu que de brefs aperçus – des signes avant-coureurs, en quelque sorte, des présages ; des souvenirs isolés. Peut-être cela ne signifiait-il rien, ce jeune visage le suivant dans la foule avant de disparaître, le guettant d’une ruelle, le soir, telle une malheureuse épave. C’était ce qu’il avait envie de croire. Il redoutait qu’il en fût autrement.

Abby termina son dessert puis débarrassa la table.

« Il y a eu du courrier de New York, aujourd’hui, annonça-t-elle. Je l’ai posé près de ton fauteuil. »

Heureux d’échapper à ses sombres pensées, Guilford gagna ce qu’elle appelait « la salle à manger », la longue extrémité sud de leur maison rectangulaire toute simple qu’il avait construite dix ans plus tôt, presque entièrement de ses mains. Il en avait élevé l’ossature et coulé les fondations ; un entrepreneur du coin s’était chargé des plâtres et de la couverture. Bâtir était plus facile sous un climat doux. Abby et Nicholas avaient donné vie à la demeure avec les tableaux, les nappes et les têtières, les ballons et les jouets tapis sous les meubles.

Le courrier se limitait à plusieurs numéros en retard d’Astounding, accompagnés d’une pile de journaux new-yorkais. Ces derniers avaient l’air déprimants, pleins de détails sur la guerre contre le Japon, plus informatifs que le Fayetteville Herald, qui recevait ses articles par le télégraphe, mais aussi plus datés.

Guilford s’intéressa d’abord aux magazines. S’il avait un peu perdu le goût des histoires fantastiques, dans les années postérieures à la perte de Caroline et de Lily, les nouvelles publications le lui avaient rendu. Grands vaisseaux spatiaux, voyages interplanétaires, vie extraterrestre, tout cela lui semblait à la fois plus et moins crédible qu’autrefois. Mais il pouvait se fier à ces récits pour l’emporter au loin.

À part ce soir. Il lut des pages entières sans en garder le moindre souvenir. Enfin, il finit par se contenter de regarder les illustrations de couverture voyantes, infiniment prometteuses.

Il dodelinait de la tête dans son fauteuil, quand le camion des pompiers descendit, bringuebalant, de la caserne de Lantern Hill vers la ville.

Puis le téléphone sonna.

Le téléphone n’était arrivé que récemment à Fayetteville, si bien que Guilford ne s’était pas encore habitué à l’avoir chez lui, alors qu’il en disposait à son travail depuis plus d’un an. L’exaspérante sonnerie remonta le long de son épine dorsale tel un couteau à poisson.

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7

Jeu d’origine indienne, se pratiquant à deux équipes de douze joueurs armés de crosses (raquettes à long manche). (N.d.T.)